La Polémique de Safed

0
1412
La synagogue du beth yossef

« Il n’y a pas de Beth-haMidrach sans nouveautés », disent nos Sages (‘Haguiga 3b). Le renouvellement et l’enrichissement incessant de la pensée est en effet le critère de vérification d’une étude approfondie de la Tora orale, trouvant dans la « question » son principe vivifiant. On ne saurait donc s’étonner de trouver, dans la Safed de l’époque de la Renaissance, accueillant en un étonnant et dense regroupement, certaines des plus hautes figures spirituelles de l’histoire juive, un extraordinaire foisonnement de réflexion, de remises en question, un renouvellement dans la création qui fait de cette époque une des plus glorieuses qu’ait connues le peuple juif.

Bien des questions agitaient en effet les esprits de ce temps, et bien des « nouveautés » surgissaient dans les Baté Midrachim de Safed. Mais l’un des problèmes qui, une fois soulevé, provoqua remous et controverses dont les implications sont sensibles jusqu’à nos jours, est celui qui opposa, concernant les lois de la Chémita (année sabbatique), Rabbi Yossef Qaro1, auteur du Choul’han ‘Aroukh, et son grand contemporain, le Mabit (Rabbi Moché de Trani2). Des ombres subsistent dans la reconstitution des faits historiques. Il nous reste la confrontation et la réflexion de deux grandes personnalités, aux prises avec les problèmes concrets soulevés par l’arrivée en Erets Israël d’un grand nombre de Juifs, issus pour la plupart des communautés d’Espagne et du Portugal.

Situation du problème

Le Min’hath ‘Hinoukh3 résume le problème en ces termes (Mitswa 84) : « Je me demande si la Chémita est une Mitswa incombant à chaque Juif individuellement– à savoir, que la Tora ordonne à chaque Juif de rendre ses fruits accessibles à tous, en renonçant à son droit de propriété (Hèfqèr) ; en ce cas, s’il a ainsi procédé, les fruits reçoivent le statut de produits de Chémita, sinon, bien que le Juif soit passé outre à une prescription de la Tora, ses fruits ne sont pas pour autant accessibles à tous : nul n’a le droit, sous peine de vol, de toucher à ces fruits, tant que le propriétaire n’aura pas accompli l’acte de renoncement à ses droits (Hèfqèr). Or il apparaît clairement de différents textes, et notamment du Rambam, que si les fruits en année de Chémita sont dispensés des dîmes, c’est parce que leur propriétaire aura justement renoncé à ses droits de propriété. Il en ressort que, tant que le propriétaire ne se sera pas plié à ce devoir, il conviendra de prélever sur les fruits les dîmes habituelles.

Ou bien devons-nous considérer que ce « renoncement à la propriété » ne nécessite nulle formalité de la part du Juif : le statut de Hèfqèr est automatiquement attribué aux fruits de Chémita, de par la simple volonté du Roi.

Certes, si tel verger se trouve maintenu fermé, on considérera qu’il y a là transgression d’une Mitswa et vol du bien public. Mais, pour ce qui est du Hèfqèr, il prend de façon automatique force de loi et, pour ce qui est des fruits, ils se trouvent donc absolument dispensés de toute dîme. Dans la même ligne d’idées, n’importe qui pourra prendre possession de ces fruits puisqu’ils se trouvent, par simple volonté divine et sans même le consentement de leur propriétaire antérieur, devenus le bien de tous ».

Une question de fond se trouve ainsi clairement posée : la Tora attend-elle du Juif qu’il octroie à la terre d’Israël son Chabbath, par une intervention personnelle, condition impérative pour la faire accéder à la sainteté de la septième année ? Ou bien cette sainteté est-elle, par décret divin, inscrite dans la nature comme une loi intangible, indépendante du bon vouloir humain ?

Les implications d’une telle interrogation sont multiples, et non négligeables sous bien des aspects :

  1. Si l’on considère que l' »état de Chémita » est indépendant de l’action humaine, on devra en déduire que tous les fruits d’Erets Israël seront concernés par les lois qui la régissent, y compris ceux d’un Juif non pratiquant qui, selon certaines opinions, pourraient même être interdits. Si, par contre, on considère que la « sainteté sabbatique » dépend d’une intervention humaine, il faudra sans doute conclure, en son absence, à la nécessité du prélèvement des dîmes sur les fruits, comme dans les années normales.
  2. Les champs d’un non juif, en Erets Israël, sont-ils oui ou non concernés par les lois de la Chémita, étant entendu que leur maître n’a nulle obligation de les rendre Hèfqèr? Cette question touche en fait à un problème beaucoup plus général : la propriété d’un non juif sur quelque terre d’Erets Israël lui ôte-t-elle sa sainteté, et donc la soustrait-elle aux obligations qu’elle implique (dîmes etc.) ? Si l’on y répond par l’affirmative, on se heurtera alors à la question suivante : quel sera le statut du vin et de l’huile faits par des Juifs, à partir de produits cultivés par des non juifs ? Seront-ils oui ou non soumis aux dîmes habituelles ?

3.Si la Chémita – commandement positif – n’est qu’une obligation adressée à l’individu, les femmes en seraient donc dispensées ? (cf. le Min’hat ‘Hinoukh cité précédemment, ainsi que le Pardess Yossef4 sur Chémoth, p.245).

  1. Des orphelins mineurs – dispensés à ce titre de l’observance des Mitswoth en général– auxquels seraient échues des terres en héritage, seraient selon la première opinion dispensés aussi d’y appliquer les règles de la Chémita. Selon la seconde opinion, par contre, leurs terres seraient englobées dans le décret divin, au même titre que toutes les autres terres d’Erets Israël.

Au terme de cette introduction quelque peu technique, nous sommes mieux à même de percevoir les enjeux de la polémique de Safed.

Le débat halakhique

  1. a) La controverse opposa principalement le Beth Yossef (Rabbi Yossef Qaro) et le Mabit (Rabbi Moché de Trani), ainsi que, dans une moindre mesure, le fils et successeur de ce dernier, le Maarit5).

Telle fut la question adressée au Mabit (Responsa n° 11) : « Les fruits produits par un non juif sont-ils soumis aux dîmes, s’ils ont été rendus aptes la consommation par un Juif ? Ou bien tous les produits de l’année de Chémita sont-ils dispensés de quelque obligation que ce soit ?  »

Voici sa réponse : « …les fruits qui ont poussé en Erets Israël pendant la 7ème année sont entièrement exempts ; la preuve en est qu’un Juif qui n’aurait pas ouvert son champ au public n’en serait pas pour autant contraint de prélever la dîme ?

Le Mabit revient par la suite sur le même thème (Responsa n° 21) : « L’obligation de mettre les fruits de cette année à la disposition de tous, est un décret du Créateur adressé à tous, riches comme pauvres. »

Il cite par ailleurs, dans la même réponse, le célèbre Kaftor waFéra’h6 : on y rapporte, en effet, la coutume de prélever la dîme sur les fruits d’un non juif qui auraient été rendus aptes à la consommation par un Juif. Voilà un témoignage important, en contradiction flagrante avec l’opinion du Mabit. Celui-ci prend cependant appui sur l’un des commentateurs du Kaftor waFéra’h, qui s’étonne en marge : « comment comprendre que l’on puisse parler de dîmes durant la 7e année ! » Il en conclut donc que, devant cette Ma’hloqeth Richonim (controverse opposant des décisionnaires du Moyen Age), il nous faut tenir les 2 bouts de la chaîne : considérer d’un côté qu’il y a effectivement Qédouchath Chevi’ith (sainteté sabbatique) même pour les fruits des non juifs en Erets Israël, mais, par ailleurs, en prélever les dîmes comme dans les années normales.

  1. b) Une génération plus tard, le fils du Mabit, le « Maarit » traite de ces problèmes controversés dans ses propres Responsa, et rapporte l’opinion même de Rabbi Yossef Qaro (Resp. n° 42 ; cf. aussi Responsa de Rabbi Qaro dans Téchouvoth Avqath Rokhèl) : celui-ci s’oppose à l’avis du Mabit et du Maarit, au point que R. Y. Qaro va jusqu’à envisager concrètement : « …En effet, un Juif qui n’aurait pas accompli le devoir de rendre ses champs Hèfqèr, devrait prélever les dîmes ». Il précise par la suite : « Le verset parle de Chémita « pour vous », c’est-à-dire pour vous particulièrement, et non pour le non juif. »

Le Beth Yossef (R. Y. Qaro) n’était pas seul à défendre cette position. D’autres grandes personnalités partageaient en effet cette opinion, et tout particulièrement le Radvaz7, l’un des grands décisionnaires de l’époque.

Le Maarit, cependant, nous raconte les faits suivants : « Le Beth-Yossef pensait au départ laisser les choses en l’état, sans décision tranchée, et demander à la fois que l’on respecte les règles relatives à la sainteté de l’année sabbatique, et que, par ailleurs, on effectue les prélèvements de dîmes habituels. Par la suite, cependant, mon père le Mabit, appuyé par les Sages de son temps, a forcé le Beth-Yossef à prendre publiquement position pour que l’on s’engage à ne prélever aucune dîme…  »

Citons à ce sujet encore d’autres sources de première importance : le Séfer ‘Haredim8, autre grande autorité de Safed, établit que le Beth-Yossef et le Mabit étaient tombés d’accord sur cette question concrète. Le Chla haQadoch (Chené Lou’hoth haBerith), repris plus tard par le Peath haChoul’han9, tient pour évident que les règles de sainteté sabbatique s’appliquent aux champs des non juifs, et interdit en conséquence de s’approvisionner directement chez eux.

  1. c) Les choses se compliquent quelque peu, si l’on considère que le Beth Yossef lui-même prend le contre-pied des affirmations du Maarit: « Le Mabit désirait que l’on suive son avis lors de la dernière Chémita, mais nous nous sommes opposés à lui. Pour ce qui est de la Chémita présente, en l’année 5324 (1564), il est revenu à la charge dans l’endurcissement de son esprit et de son cœur, en agissant au vu et au su de tous selon ses propres thèses. Les Sages de notre ville sont alors intervenus pour examiner ses arguments passés et présents ; ayant constaté qu’ils manquaient totalement de consistance, ils ont fait annoncer dans les synagogues que l’on devait, sous peine d’excommunication, prélever la dîme comme dans les années normales sur les fruits des non juifs qui auraient été apportés à la maison, et dont on aurait tiré vin ou huile – témoignage du jeune Yossef Qaro. »

Quelques générations plus tard, le ‘Hida10 fera dans son Birké Yossef (Birké Yossef sur Choul’han ‘Aroukh, Yoré Dé’a, chap. 331) la mise au point suivante : dès la rédaction du Choul’han ‘Aroukh en 5313 (1553), Rabbi Yossef Qaro a exprimé son hésitation et recommandé, d’un point de vue pratique, de suivre à la fois les 2 thèses en présence : respect des lois de sainteté sabbatiques pour les champs des non juifs, mais aussi prélèvement des dîmes sans bénédiction. S’il est vrai que le Beth Yossef a pu, à l’origine, accepter les thèses du Mabit, il s’y est par la suite résolument opposé, et ce – jusqu’à ses derniers jours. Cependant, le Mabit ayant survécu à Rabbi Yossef Qaro de 6 ou 10 ans, il est possible qu’il ait profité de ce que celui-ci se trouvait, malade, à Damas, pour tenter de faire accepter son avis de la façon rapportée par son fils le Maarit. Le Beth Yossef est cependant resté fidèle à sa position initiale, et a défendu jusqu’au bout le Minhag Yérouchalayim consistant à prélever la dîme en année de Chémita sur les fruits des non juifs.

Ainsi, conclut le ‘Hida, il convient au niveau de la Halakha de se conformer à l’avis du Beth Yossef, notamment en ce qui concerne l’achat de fruits provenant des champs de non juifs, et en ce qui concerne la Mitswa du Bi’our (cf. notre article sur les règles concrètes d’observance de la Chémita), même contre l’avis du Chla précédemment cité.

En conclusion

Il nous est donc difficile de savoir exactement qui, du Mabit ou du Beth Yossef, a emporté la décision dans l’esprit des contemporains. Toujours est-il que cette polémique a connu des rebondissements jusqu’à notre époque, et oppose Jérusalem à Bné Braq : la première reste en majeure partie fidèle à son ancien Minhag, et l’on y considère qu’aucune sainteté particulière ne s’applique aux fruits des non juifs. Bné Braq au contraire, suivant les décisions du ‘Hazon Ich11, affirme qu’il y a sainteté sabbatique, y compris dans les champs des non juifs, et qu’il faut donc y appliquer les règles afférentes.

(1) Rabbi Yossef Qaro. Rédacteur du Choul’han ‘Aroukh, du Beth Yossef sur le Tour, du Kessef Michné sur le Rambam, de responsa du nom de Avqat Rokhel. Né en Espagne en 1488, avait 4 ans au moment de l’Expulsion d’Espagne, s’installa en 1536 à Safed, où il est décédé en 1575.

retour

(2) Le Mabit. Rabbi Yossef de Trani – Responsa du Mabit. Né en 1500 à Salonique, d’une famille originaire d’Espagne, il vint étudier à Safed, fit partie durant 54 ans du Bet-Din, et en prit même la direction après la disparition du Beth Yossef. Mort en 1580.

retour

(3) Le Min’hath ‘Hinoukh de Rabbi Yossef Ben Tsion Babad, commentaire classique du Séfer ha’Hinoukh sur les 613 Mitswoth, ouvrage d’une grande profondeur et d’une grande érudition. Né en 1790, décédé en 1874.

retour

(4) Le Pardess Yossef de Rabbi Patsanovski, de Pavianits, en Pologne ; ouvrage inachevé qui couvre les trois premiers livres du Pentateuque, l’auteur étant décédé pendant la Seconde Guerre Mondiale. Œuvre de Pilpoulim, discussions talmudiques, plutôt que commentaires proprement dits.

retour

(5) Le Maarit. Rabbi Yossef fils de Rabbi Moché de Trani – Responsa du Maarit. Né en 1569 à Safed, il y fut Roch Yéchiva durant vingt ans. Une grande famine le poussa, en 1600, à partir pour Constantinople, où il fonda une grande Yéchiva. Consulté pour son érudition des 4 coins du monde juif.

retour

(6) Le Kaftor waFéra’h – de Rabbi Echtori fils de Moché haPar’hi. Selon d’autres (Séfer haDoroth), Rabbi Yits’haq Kohen. Originaire d’Espagne, a rédigé son livre en 1322. Traite des problèmes spécifiques d’Erets Israël où il vivait ; son témoignage est essentiel dans les domaines des Mitswoth de la terre (que fort peu d’ouvrages de cette époque n’abordent), ainsi que la construction du Temple etc. Etait l’un des grands élèves du Roch.

retour

(7) Le Radvaz. Rabbi David, fils de Chlomo Ibn ‘Ezra, connu essentiellement pour ses innombrables réponses. Né en 1480 en Espagne, il connut, comme le Beth Yossef, l’Expulsion des Juifs en 1492, s’installa d’abord en Egypte, pendant 40 ans, puis vint de Jérusalem, enfin à Safed où il fut accueilli par les grands de l’époque (le Beth Yossef et le Mabit). Mort en 1574.

retour

(8) Le Séfer ‘Harédim de Rabbi Elé’azar fils de Moché Askari. qabaliste de Safed, il y eut comme maîtres le Mabit et l’Ari. Son livre, le Séfer ‘Harédim a été rédigé en 1588 et eut une grande influence. Décédé en 1600.

retour

(9) Le Peath haChoul’han. Rabbi Israël de Schklov. Parmi les plus importants élèves du Gaon de Vilna, il monta en Erets Israël en 1809 avec tout un groupe d’élèves du Gaon et s’installa à Safed. Il y prit une position prépondérante, notamment grâce à son principal ouvrage, le Peath haChoul’han consacré aux Mitswoth de la terre, laissées de côté par Rabbi Yossef Qaro dans son Choul’han ‘Aroukh. En son temps, Safed fut pratiquement détruite par un tremblement de terre, que le ‘Hatam Sofer attribua au fait que Jérusalem était alors délaissée au profit de Safed. Rabbi Israël décéda en 1839, après avoir lutté de toutes ses forces pour le renouveau du Yichouv d’Erets Israël, et malgré de tragiques épreuves personnelles.

retour

(10) Le ‘Hida. Rabbi ‘Hayim Yossef David fils de Yits’haq Azoulaï. Né à Jérusalem en 1724, personnalité aux multiples facettes, dont les 83 ouvrages qu’il nous a laissés prouvent la richesse (Halakha, Qabala, commentaires du ‘Houmach etc…). Il étudia auprès de Rabbi ‘Hayim ben ‘Attar (le Or ha’Hayim) après l’installation de celui-ci à Jérusalem. A passé une bonne partie de sa vie comme émissaire de la communauté de ‘Hébron, en Europe et en Afrique ; il a laissé . une très intéressante description de ses voyages. Il est décédé en 1806 à Livourne, en Italie.

retour

(11) Le ‘Hazon Ich. Rabbi Avraham Ycha’yahou Karélits, né en 1879 non loin de Grodno, en Lituanie. Il étudia de longues années dans une synagogue de Vilna, et ne fut connu du grand public qu’après la publication de son livre, le ‘Hazon Ich ; il monta en Erets Israël en 1932, refusa le poste de Grand rabbin de Jérusalem à la place de Rabbi Yossef ‘Hayim Zonnenfeld, et préféra ce qui était alors une petite bourgade à côté de Tel-Aviv, Bné Braq. Malade et souffrant, il n’en fut pas moins celui qui domina, de sa prestance morale et spirituelle, une des périodes les plus délicates du Judaïsme, celle d’après la destruction du monde européen. Ses décisions furent très largement acceptées, et marquèrent tout le Yichouv en-dehors de Jérusalem. Il est décédé en 1954 à Bné-Braq.

retour

Kountrass Magazine nº 1 – ‘Hechwan 5747 / Novembre 1986

Aucun commentaire

Laisser un commentaire