Coma imaginaire de Tolbiac : quand l’extrême-gauche s’invente des fantômes

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Walls covered with graffiti by students are pictured after police broke up a protest inside the Paris Tolbiac university, France, Friday April 20, 2018. French police have evacuated a Paris university site occupied for a month by students protesting against admission reforms. (AP Photo/Francois Mori)

FIGAROVOX/TRIBUNE – A Tolbiac, le témoin qui avait affirmé qu’un étudiant se trouvait dans le coma suite à des violences policières avoue désormais avoir menti. Pour Adrien Dubrasquet, l’extrême-gauche hantée par les spectres du passé ne lutte plus que sur le mode de la parodie.


Adrien Dubrasquet est ancien élève de l’École Normale Supérieure.


Les Français croient toujours aux fantômes. Bien sûr, ils ne sont qu’une minorité (13 % selon une étude de la SOFRES en 2000), mais une minorité extrêmement agissante, qui n’hésite pas à occuper les universités ou à soutenir les zadistes, et qui a fait l’objet de l’attention soutenue des médias ces derniers temps.

Les militants d’extrême-gauche qui ont fait la une raffolent en effet des histoires de fantômes. À chaque réforme, à chaque projet ambitieux, ils se plaisent à voir resurgir le spectre de la Révolution, de la Résistance, de Mai 68 ou des manifestations contre la loi Devaquet en 1986. Mais tout cela relève du pur fantasme: nul roi guillotiné en place de Grève, mais un pantin à l’effigie du Président de la République pendu dans la cour de Tolbiac ; nul acte de bravoure héroïque face aux SS, mais une volonté farouche de traquer la moindre violence des CRS pour aller ensuite porter plainte au commissariat contre «l’État policier» (sic). L’alliance entre les étudiants et le mouvement ouvrier qui fit trembler le pouvoir en place et permit l’obtention d’avancées sociales en 1968 est bel et bien révolue: seuls quelques centres universitaires ont été bloqués pendant que défilaient dans une relative indifférence les cheminots. On a atteint cette fois-ci le stade ultime de cette capacité d’illusion, avec l’invention de cet étudiant plongé dans le coma à la suite de l’évacuation, ce blessé fantôme, entre la vie et la mort, triste (et heureusement imaginaire) héritier de Malik Oussekine et de Rémi Fraisse.

On a atteint le stade ultime de l’illusion avec l’invention d‘un étudiant plongé dans le coma à la suite de l’évacuation.

Ces militants radicaux hantent des lieux symboliques. Bien qu’ils aient obtenu gain de cause, les zadistes de Notre-Dame-Des-Landes continuent d’occuper les lieux. Les étudiants révoltés se sont empressés de convertir leur université occupée en une «commune libre». Depuis quelques années néanmoins se fait jour une évolution majeure. Les occupations auparavant se faisaient dans un esprit démocratique: seul un ou deux amphithéâtres étaient bloqués, mais l’université demeurait ouverte car il fallait convaincre le plus grand nombre du bien-fondé de la manifestation. Désormais, ces mouvements continuent de revêtir les atours de la démocratie (on multiplie les AG, les recours au vote, etc.) mais n’ont plus rien de substantiellement démocratique: ici on vote en AG l’exclusion de l’UNI (syndicat étudiant classé à droite) des futures AG ou on organise des AG «non-mixtes» visant à exclure de potentiels participants selon des critères de race, d’orientation sexuelle ou de genre ; là on mène les débats dans un néo-langage incompréhensible, mixte d’écriture inclusive et de vocabulaire sociologisant tiré des gender studies, totalement incompatible avec l’usage d’une grammaire commune que suppose la vie dans une société démocratique. Ce sont des pratiques démocratiques fantoches. Faute de pouvoir convaincre le plus grand nombre de la justesse de sa cause, faute de chercher à occuper une place dans le débat d’idées, on investit un lieu et on trace un périmètre sacré, une enceinte au-delà de laquelle on a tort et en deçà raison. Le combat idéologique devient un combat topologique.

Le combat idéologique devient un combat topologique.

Comme dans les histoires de fantômes, les morts reviennent hanter les vivants, et le passé le présent. Ces militants de la gauche radicale sont en proie à leurs propres démons. Ils tentent de concilier tant bien que mal la perspective révolutionnaire avec l’idéologie des droits de l’homme, leur antilibéralisme économique avec leur libéralisme culturel, leur passion pour l’égalité avec leur idéologie multiculturaliste. Le spectre du marxisme plane toujours au-dessus de leurs têtes: à la recherche d’un nouveau damné de la terre, ils sont à l’affût de la moindre victime potentielle de la société. En ressort une pensée ectoplasmique. D’une part, parce qu’elle est totalement informe et incohérente: on ne peut pas avoir une lecture exclusivement raciale de la société, vouloir à tout prix défendre les «racisés» (entendre les personnes de couleur) contre un prétendu racisme structurel, et nier la possibilité même de l’existence d’un racisme anti-blanc. Et d’autre part parce que, tel un fantôme qui est une manifestation du passé dans le temps présent, cette gauche radicale ne pense le présent qu’à l’aune du passé: elle inscrit son action dans une logique de réparation et d’indemnisation du poids de l’histoire. Bien qu’elle se revendique extrêmement, voire exclusivement progressiste, elle porte un discours foncièrement conservateur, hanté par les fantômes du passé. «Le mort saisit le vif», pour reprendre Pierre Bourdieu. En s’engageant dans des logiques de discrimination positive, en accordant une place démesurée au sentiment postcolonial, en confondant allègrement les diverses temporalités et paradigmes politiques, cette gauche s’interdit de penser la transformation globale de la société. Terreau idéologique de ces militants d’extrême gauche, la pensée dite antiraciste devient elle-même une pensée raciste et devient aveugle aux propres conditions de sa production.

Bien sûr, ces étudiants nourris de passions identitaires ne sont pas les seuls à pourchasser des fantômes. Les récents événements ont montré que les responsables de la France insoumise souhaitaient nouer des liens avec les étudiants qui occupaient les universités. On a vu Alexis Corbière ou Éric Coquerel tendre la main aux révoltés de Tolbiac. Jean-Luc Mélenchon a fait part de son désir de voir les étudiants prendre le relai de la contestation. Les responsables de la France insoumise ont eu l’illusion de croire que ce mouvement étudiant, pourtant cantonné à quelques centres universitaires, pouvait faire tache d’huile, et que l’échec de la révolution par la rue lors des manifestations contre la loi Travail pourrait être effacé par celui de la révolution par les campus dans le cadre de l’opposition à la réforme universitaire. En soi, cette erreur d’appréciation traduit le désarroi idéologique qui règne parmi les forces de la gauche radicale depuis l’élection présidentielle: les responsables de la France insoumise ne savent pas s’ils doivent investir un discours laïque ou multiculturel, renouer avec un discours de classe ou opter pour un discours inspiré de la convergence des luttes.

Terreau idéologique de ces militants d’extrême gauche, la pensée dite antiraciste devient elle-même une pensée raciste.

Journalistes et responsables éditoriaux ne sont pas en reste. Eux aussi se sont lancés dans une chasse aux fantômes effrénée que la perspective du cinquantenaire de Mai 68 n’est pas venue ralentir. Comme les militants d’extrême gauche, une partie des journalistes nourrit quelques illusions: les uns rêvent d’être les Woodward et Bernstein de demain qui dénonceront un nouveau scandale du Watergate ; les autres l’Albert Londres ou le Vassilli Grossman contemporain qui assurera la couverture d’un conflit majeur. Aussi ont-ils tendance à oublier leur métier initial (informer) et à se laisser aller au sensationnalisme. Cela explique la promptitude d’une certaine presse à relayer avec force la fausse information d’un étudiant plongé dans le coma, ou à accorder une place démesurée au regard de l’ampleur du mouvement aux occupants des centres universitaires, ou à faire preuve d’une complaisance douteuse avec leurs discours ouvertement racistes et antidémocratiques. Don Quichotte et Emma Bovary n’ont pas à rougir de leurs descendants.

Sans doute tout cela peut-il être assimilé à un rite de passage. Les mythes sont tenaces. Pour devenir un véritable adulte engagé (à gauche, cela va sans dire), il faut avoir bloqué son lycée ou son université et éprouvé le frisson devant le cordon de CRS. Les plus valeureux pourront se vanter d’avoir senti l’odeur des bombes lacrymogènes ou d’avoir connu la «gardav». Il faut avoir été révolutionnaire ou résistant, mais sans risque aucun. De même, pour devenir un véritable journaliste (engagé, cela va sans dire), il faut s’être mis sur la trace d’un mensonge d’État, avoir dénoncé un abus de pouvoir ou s’être essayé au journalisme de guerre. Mais là encore, à moins d’une heure de Paris et loin des bombes.

Tout cela ne prêterait pas à conséquence si celles-ci n’étaient pas aussi inquiétantes. Dorénavant, une partie de la jeunesse militante qui se définit comme étant de gauche adhère pleinement aux discours identitaires et antidémocratiques et s’en fait le promoteur dans les moindres manifestations. C’est une autre génération militante qui émerge depuis quelques années et succède à ses aînés ont fondé SOS Racisme. Ces nouveaux militants sont mus par une pensée qui se nourrit exclusivement de fantasmes: ne leur tient lieu de discours politique qu’une succession de propositions identitaires. La construction identitaire d’un individu n’est plus liée à un projet d’émancipation sociale collective mais constitue une fin en soi, la politique identitaire devient l’idéologie d’une époque sans idéologie. L’âge identitaire est celui où l’idéologie est un fantôme et l’identité un fantasme. Il est temps d’exorciser tout cela.

Source www.lefigaro.fr

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