En marge de la réforme judiciaire : la Cour suprême et l’identité d’Israël

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Par Pierre Lurçat – Ill. shutterstock

Deux éléments sont essentiels à la compréhension du débat juridico-politique actuel autour de la réforme judiciaire en Israël. Le premier est le fait que le système tel qu’il existe aujourd’hui repose sur une “monstruosité” juridique (au sens d’une réalité contre-nature), à savoir une Cour suprême exerçant le contrôle constitutionnel le plus activiste et le plus poussé du monde occidental, en l’absence de Constitution véritable. Sous la houlette du juge Barak, la Cour suprême a en effet accaparé les pouvoirs de la Cour de cassation, du Conseil d’Etat, de la Cour des Comptes et du Conseil constitutionnel… alors qu’Israël ne dispose d’aucune constitution et d’aucune loi lui conférant de tels pouvoirs.

Le second élément est le fait que la “Révolution constitutionnelle” menée par le juge Barak dans les années 1990 a rompu le fragile statu quo instauré par David Ben Gourion en 1948, en abolissant la frontière entre droit et politique, entre décisions judiciaires et politiques et entre les normes juridiques acceptées de tous et les valeurs sociétales, sur lesquelles il n’existe pas de consensus en Israël. C’est ce fragile statu quo ante que la réforme Levin s’efforce de rétablir aujourd’hui. Dans les lignes qui suivent [1], je relate comment la Cour suprême a pris parti dans le Kulturkampf israélien et est devenue un acteur politique, avec le soutien des élites post-sionistes et de la frange gauche de l’échiquier politique, à partir des années 1990.

Pendant les quatre premières décennies de l’État d’Israël, la question de l’identité du droit israélien – juif ou occidental – s’est pour l’essentiel résumée à celle, de la place occupée par le droit hébraïque dans le système judiciaire. Celle-ci était pour l’essentiel une question technique, qui intéressait principalement les juristes et les hommes politiques, et beaucoup moins le grand public. Cette situation a été radicalement modifiée dans les années 1990, avec l’émergence de la doctrine de l’activisme judiciaire : à savoir, l’idée que la Cour suprême, et les tribunaux en général, n’ont pas seulement pour vocation de dire le droit et de trancher des litiges juridiques, mais qu’ils sont également habilités à se prononcer sur des questions de valeurs, en prenant ouvertement position dans le débat public, y compris sur des questions autrefois considérées comme échappant aux tribunaux.

Cette politisation de la Cour suprême a largement été l’œuvre d’un seul homme, le juge Aharon Barak, qui a mené à bien, à partir de la fin des années 1980, une véritable “révolution constitutionnelle”. Celle-ci s’est traduite par l’émergence d’un pouvoir judiciaire, faisant concurrence au pouvoir législatif de la Knesset et au gouvernement, en intervenant régulièrement dans des questions politiques ou sécuritaires. C’est ainsi que la Cour suprême israélienne, sous la présidence du juge Barak et jusqu’à aujourd’hui, s’est érigée en véritable “pouvoir des juges”. Ce faisant, elle a porté atteinte au fragile équilibre des pouvoirs sur lequel repose le système démocratique et à la confiance du public en l’impartialité des juges.

Cette évolution a été concomitante au phénomène de judiciarisation de la vie publique, commun à plusieurs démocraties occidentales à partir des années 1990. Mais elle revêt en Israël une dimension particulière, du fait de la situation spécifique à ce pays, qui tient notamment à l’absence de constitution formelle [2]. A partir de la “révolution constitutionnelle” menée à bien par le juge Barak, la Cour suprême a non seulement bouleversé l’équilibre des institutions, en accélérant dramatiquement le processus d’élaboration d’une constitution ; mais elle a aussi pesé de tout son poids dans le débat politique, en affaiblissant la notion d’un État juif inscrite dans la Déclaration d’Indépendance de 1948, au profit de celle “d’État de tous ses citoyens” [3]. C’est sans doute l’aspect le plus significatif de cette révolution constitutionnelle, largement passée inaperçue du grand public à ses débuts, et qui suscite aujourd’hui une vive opposition et donne lieu à des débats virulents à la Knesset, dans les médias et dans la sphère publique en général.

Ainsi, la polémique déclenchée par le vote à la Knesset de la loi fondamentale définissant Israël comme “l’État-nation du peuple Juif” est une conséquence directe de l’affaiblissement de la notion d’État juif par la Cour suprême. Cette notion était en effet inscrite dans la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël de 1948, qui mentionnait explicitement le “droit naturel du peuple juif d’être une nation comme les autres nations et de devenir maître de son destin dans son propre État souverain”. L’idée que le nouvel État d’Israël était l’État-nation du peuple Juif était considérée comme une évidence incontestable par ses fondateurs, et elle a été acceptée par la communauté des nations, lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 29 novembre 1947.

Comment cette évidence a-t-elle été progressivement remise en question, au point que l’adoption par le parlement israélien de la loi fondamentale sur l’État juif est aujourd’hui largement dénoncée comme “polémique” ou anti-démocratique ? La réponse à cette question est étroitement liée à l’interventionnisme judiciaire de la Cour suprême. C’est en effet cette dernière qui a ébranlé le large consensus qui existait en Israël en 1948, lors de la proclamation d’Indépendance, signée par des représentants de tous les partis, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique. En faisant du caractère juif de l’État un sujet polémique et en opposant “État juif” et “État démocratique” – deux réalités qui avaient coexisté sans problème majeur pendant quatre décennies – la Cour suprême a ouvert la boîte de Pandore.

Dans l’esprit des pères fondateurs du sionisme politique et des premiers dirigeants de l’État d’Israël – au premier rang desquels David Ben Gourion – le caractère juif de l’État n’était en effet nullement contradictoire avec son caractère démocratique. C’est dans cet esprit qu’il a élaboré le fragile équilibre sur lequel ont reposé l’État et ses institutions après 1948. Ben Gourion a fait preuve à cet égard d’une volonté de compromis inhabituelle, qu’il justifie ainsi dans ses écrits : “Sauver la nation et préserver son indépendance et sa sécurité prime sur tout idéal religieux ou antireligieux. Il est nécessaire, dans cette période où nous posons les fondations de l’État, que des hommes obéissant à des préoccupations et à des principes différents travaillent ensemble… Nous devons tous faire montre d’un sage esprit de compromis sur tous les problèmes économiques, religieux, politiques et constitutionnels qui peuvent supporter d’être différés” [4].

[1] Extraites de mon livre Israël, le rêve inachevé, Editions de Paris / Max Chaleil 2019.

[2] Pour des raisons historiques et politiques, l’Assemblée constituante élue en 1949 ne put accomplir sa tâche constitutionnelle, comme le prévoyait la Déclaration d’Indépendance. Au lieu de cela, elle adopta le principe d’une “Constitution par étapes”, c’est-à-dire de l’élaboration successive de Lois fondamentales, qui furent effectivement adoptées à partir de 1958.

[3] Je renvoie à ce sujet à mon livre La trahison des clercs d’Israël, chapitre 13. La Maison d’Edition 2016.

[4] David Ben Gourion, in Hazon ve-Derekh, cité par Avraham Avi-Hai, Ben Gourion bâtisseur d’État, p. 120.

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