Erdoğan projette ses ambitions néo-ottomanes à l’Est

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Turkish President Recep Tayyip Erdogan (R) and Pakistani Prime Minister Imran Khan (L) shake hands after a joint press conference at the Presidential Complex in Ankara, on January 4, 2019. (Photo by ADEM ALTAN / AFP) (Photo credit should read ADEM ALTAN/AFP via Getty Images)

Par Burak Bekdil – Gatestone

  • Une volonté obsessionnelle de restaurer l’ancienne gloire impériale turque amène Erdoğan à se tourner désormais vers l’est. La Turquie tente une alliance stratégique islamo/pan-turque avec l’Azerbaïdjan et le Pakistan à laquelle il ajoute des alliances tactiques avec l’Iran, le Qatar et le Bangladesh.
  • Son idée est de réunir trois nations musulmanes : la Turquie, membre de l’OTAN ; l’Azerbaïdjan riche en hydrocarbures et de plus en plus solidement armée ; et le Pakistan puissamment doté d’un arsenal nucléaire.
  • Erdoğan s’est rendu plus de 20 fois en Azerbaïdjan au cours de sa présidence ; et cela n’a rien d’une coïncidence.
  • Ankara pense que le retrait américain d’Afghanistan a ouvert un espace pour un leadership de la Turquie et du Pakistan.

Les perspectives apparaissent prometteuses. Mais il n’en est rien.

Le passage de la simple coopération entre États turcophones d’Asie centrale à une union politique dans le but d’affaiblir l’influence de Pékin et de Moscou ne risque pas de passer inaperçue à Pékin ou à Moscou.

En théorie, l’Iran est le « frère musulman » de la Turquie. En réalité, l’Iran (chiite) est le rival historique de la Turquie (sunnite), mais aussi son concurrent transfrontalier en Irak à majorité chiite et en Syrie sous domination politique chiite.

Et puis, il y a la Russie. L’Azerbaïdjan est plus un territoire russe qu’un territoire turc. Les Azéris russophones sont plus nombreux que ceux qui se plaisent à scander en turc « une nation, deux États ». Le Pakistan est devenu l’allié le plus puissant de la Chine et semble se satisfaire d’être devenu un territoire chinois.

Une volonté obsessionnelle de restaurer l’ancienne gloire impériale turque amène Erdoğan à regarder à l’est. La Turquie tente une alliance stratégique islamo/turque avec l’Azerbaïdjan riche en pétrole et de plus en plus solidement armée et le Pakistan disposant d’un arsenal nucléaire.

  • Sur la photo : Erdogan (à droite) et le Premier ministre pakistanais Imran Khan se rencontrent à Ankara, en Turquie, le 4 janvier 2019. (Photo par Adem Altan/AFP via Getty Images)

Les ambitieux calculs néo-ottomans du président turc Recep Tayyip Erdoğan se sont traduits par un isolement sans précédent de la Turquie au plan international. Au cours des cinq dernières années, la Turquie est le seul pays au monde qui a été sanctionné tout à tour par les États-Unis, la Russie et l’Union européenne. Le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE est au point mort et le Conseil européen a engagé des procédures d’infraction contre le seul État musulman membre de l’OTAN.

La volonté obsessionnelle d’Erdoğan de restaurer l’ancienne gloire impériale turque l’amène maintenant à regarder plus à l’est. La Turquie tente aujourd’hui une alliance stratégique islamo/pan-turque avec l’Azerbaïdjan et le Pakistan moyennant des alliances tactiques avec l’Iran, le Qatar et le Bangladesh.

L’idée d’Erdogan est de réunir trois nations musulmanes : la Turquie, membre de l’OTAN ; l’Azerbaïdjan riche en hydrocarbures et dont les capacités militaires vont croissant ; et le Pakistan doté d’armes nucléaires.

Le slogan « une nation, deux États » a connu son heure de gloire au moment de la guerre menée par l’Azerbaïdjan contre le Haut-Karabakh en 2020. Le soutien militaire et logistique turc a en effet, permis aux Azéris de conquérir un pan entier de l’Arménie. L’Azerbaïdjan est du coup devenu un fidèle client des systèmes d’armes turcs. Au point que la Turquie a invité l’Azerbaïdjan et le Pakistan à participer à TF-X, un ambitieux programme destiné à faire émerger une génération indigène d’avions de combat.

Les ventes d’armes de la Turquie à l’Azerbaïdjan ont augmenté considérablement ces dernières années. En 2020, les exportations militaires et aérospatiales turques en direction de l’Azerbaïdjan ont été multipliées par six. De même, entre 2016 et 2019, la Turquie est devenue le quatrième fournisseur d’armes du Pakistan, devant les États-Unis, tandis que le Pakistan est devenu le troisième client de la Turquie pour tous les biens liés à la défense.

En 1988, la Turquie et le Pakistan ont créé un Groupe consultatif militaire afin de renforcer leur coopération en matière d’achats militaires et de défense. La relation s’est approfondie et le Groupe consultatif est devenu le Conseil de coopération stratégique de haut niveau (CCSHN). Début 2020, Erdoğan et le Premier ministre pakistanais Imran Khan ont coprésidé la sixième session du CCSHN et sur les 13 protocoles d’accord qui ont été signés, cinq concernaient les industries de défense.

L’un des contrats prévoit l’achat par la marine pakistanaise de quatre corvettes polyvalentes construites en Turquie. En 2018, Turkish Aerospace Industries (TAI) a vendu au Pakistan 30 hélicoptères d’attaque T129 pour la modique somme de 1,5 milliard de dollars.

Ce n’est pas un hasard si Erdoğan s’est rendu plus de 20 fois en Azerbaïdjan depuis qu’il est président. En septembre 2021, les armées azerbaïdjanaise, turque et pakistanaise ont manoeuvré ensemble, huit jours durant, à Bakou. Le nom de code de cet exercice militaire était « Trois frères – 2021 ». Après avoir signé la Déclaration d’Islamabad, Ankara, Bakou et Islamabad ont passé l’année 2021 à discuter des moyens de renforcer le commerce, l’investissement, les transports, la banque et le tourisme entre leurs trois nations musulmanes.

Pour peser sur l’avenir de l’Afghanistan, la Turquie collabore désormais étroitement avec son fidèle allié du Golfe, le Qatar. Début décembre, Erdoğan et l’émir du Qatar, cheikh Tamim bin Hamad Al Thani, ont signé pas moins de 12 protocoles d’accord dans des domaines aussi divers que le militaire, la santé, le tourisme et l’éducation. Le ministre des Affaires étrangères du Qatar, Cheikh Mohammed bin Abdulrahman Al Thani, a expliqué : « Le Qatar, son allié la Turquie et les responsables talibans coopèreront pour que l’aéroport international de Kaboul, qui a été le lieu de scènes chaotiques après l’arrivée au pouvoir des Talibans, continue de fonctionner ».

Certains experts pensent qu’Ankara veut profiter du départ des Américains d’Afghanistan pour mettre en place un leadership turco-pakistanais et occuper le terrain.

« Pendant 20 ans, les États-Unis ont été la force extra-régionale dominante. Leur départ a créé un vide politique… Une dynamique géopolitique se met en place », a déclaré Rabia Akhtar, directeur du Center for Security Strategy and Policy Research (CSSPR) de l’Université de Lahore. « Le Pakistan est au cœur du mouvement. Et pas seulement le Pakistan, mais aussi l’Iran, et la Turquie. »

Le 23 décembre, après 10 ans d’interruption, la ligne de chemin de fer Islamabad-Istanbul, s’est remise à fonctionner, et un premier train de marchandises a relié le Pakistan à la Turquie via l’Iran. Cette ligne est un formidable accélérateur pour les relations commerciales entre les trois pays fondateurs de l’Organisation de coopération économique. Cette relance du chemin de fer est intervenue après que les États-Unis ont exercé une « pression maximale » sur l’Iran pour isoler la République islamique et briser ses liens commerciaux internationaux.

En décembre dernier, l’Iran, l’Azerbaïdjan et la Géorgie ont signé un accord pour la création d’une route reliant le golfe Persique à la mer Noire. Il n’est pas exclu que cette voie soit ensuite reliée à la ligne de chemin de fer Islamabad-Istanbul renforçant ainsi davantage la connectivité de la région. Le Pakistan et la Turquie deux proches alliés de l’Azerbaïdjan, entretiennent aussi de solides relations commerciales avec l’Iran.

Ces réorientations géopolitique semblent offrir d’audacieuses perspectives. Mais les apparences peuvent être trompeuses.

Ainsi, la fourniture d’hélicoptères d’attaque T129 au Pakistan n’a pas avancé d’un iota depuis 2018. Pour la simple raison que Turkish Aerospace Industries n’a pas les licences d’exportation américaines. Le T129 est produit sous licence par la société italo-britannique AgustaWestland. L’appareil est propulsé par un moteur LHTEC, qui est une joint-venture américano-britannique Honeywell / Rolls-Royce.

En clair, l’accord militaire turco-pakistanais est aujourd’hui la victime collatérale d’un différend turco-américain né de l’acquisition par la Turquie du système de missile sol-air russe S-400.

Ensuite, il y a la Chine. Après l’arrivée au pouvoir des Talibans, la Chine a été le premier pays étranger à promettre une aide humanitaire d’urgence à l’Afghanistan. La sécurité aux frontières occidentales de la Chine est essentielle aux intérêts économiques de Pékin et à la mise en place du dispositif « La Ceinture et la Route » qui vise à revitaliser les anciennes routes de la soie. L’alliance de longue date entre la Chine et le Pakistan évolue aussi vers une alliance sino-pakistanaise qui, en Afghanistan, tend à limiter le rôle de la Turquie. « La Chine, le Pakistan, l’Afghanistan, la Russie et l’Iran pourraient approfondir leur coopération stratégique dans la lutte contre le terrorisme et le trafic de drogue », a déclaré Mercy A. Kuo, vice-présidente exécutive de Pamir Consulting.

La Chine se méfie également du soutien en sous-main que le gouvernement turc apporte aux Ouïghours, une minorité turco-musulmane que le Parti communiste chinois considère comme une menace pour sa sécurité. Plus tôt cette année, le Conseil de coopération des États turcophones, également connu sous le nom de Conseil Turcophone, est devenue l’Organisation des États turcs, une dénomination nouvelle qui a ravivé les soupçons chinois (et russes) concernant un éventuel séparatisme pan-turc. La tentative de la Turquie de transformer la coopération des États turcophones en un bloc politique susceptible d’affaiblir l’influence de Pékin et de Moscou en Asie centrale sera sans aucun doute scrutée de près par la Chine et la Russie.

Ensuite, il y a l’ambiguïté iranienne. Les manœuvres militaires « Trois Frères – 2021 » en septembre ont généré des tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. La République islamique a perçu l’évènement comme une menace, notamment en raison de l’implication du Pakistan. Du coup, le 1er octobre, l’armée iranienne a répliqué par des manœuvres militaires baptisées « Fatehan Khaybar », à sa frontière azerbaïdjanaise. Peu après ces exercices militaires, l’Azerbaïdjan a fermé une mosquée et des bureaux, ou opérait un représentant du guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, à Bakou.

Téhéran a des raisons d’être inquiet. Si un mouvement séparatiste soulevait sa minorité turque-azérie, la plus importante d’Iran, avec un bloc de population de 14 à 20 millions de personne, la stabilité du pays serait menacée.

A ces tensions ethniques, se sont rajoutées des frictions économiques. En effet, la reconstruction du Haut-Karabakh après les combats a donné lieu à des contrats qui ont été massivement attribués à des entreprises turques ou pakistanaises, les soumissionnaires iraniens n’obtenant que des miettes.

En théorie, l’Iran est le « frère musulman » de la Turquie. En réalité, l’Iran (chiite) est le rival historique de la Turquie (sunnite), mais aussi son concurrent transfrontalier en Irak à majorité chiite et en Syrie sous domination politique chiite.

Enfin, l’Azerbaïdjan est beaucoup plus un territoire russe qu’un territoire turc. Les Azéris qui parlent russe sont plus nombreux que ceux qui aiment scander en turc « une nation, deux États ». Enfin, le Pakistan demeure l’allié le plus puissant de la Chine et semble heureux de se considérer comme un territoire chinois.

En fait, l’ambition islamo/pan-turque d’Erdoğan pourrait s’avérer bénéfique aux intérêts russes et chinois : plus les Turcs s’engageront à l’est, plus leurs liens déjà crispés avec les institutions occidentales se distendront, notamment avec l’OTAN. Par ailleurs, on peut être sûr que Moscou et Pékin ne laisseront pas émerger un bloc turco-musulman destiné à leur mettre des bâtons dans les roues.

Burak Bekdil, l’un des grands journalistes turcs, a été licencié du journal le plus célèbre du pays – après 29 ans de bons et loyaux services -, pour avoir écrit dans Gatestone ce qui se passe en Turquie. Il est membre du Middle East Forum.

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