La disgrâce de Jack Ma

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Founder and Executive Chairman of Alibaba Group Jack Ma meets Facebook founder and CEO Mark Zuckerberg (not pictured), at the China Development Forum in Beijing, China, March 19, 2016. REUTERS/Shu Zhang/File Photo

La disgrâce de Jack Ma, fondateur d’Ali Baba et icône du capitalisme chinois

GRAND RÉCIT – Le fondateur d’Alibaba et d’Ant risque de voir certaines activités confisquées par l’État.

Depuis novembre, les mauvaises nouvelles s’accumulent pour Ant, ce joyau technologique qui a su redéfinir les règles de la finance en Chine. Il y a eu d’abord, le 3 novembre, l’annulation surprise de ce qui devait être la plus importante introduction en Bourse de l’histoire. Dans la foulée, les régulateurs ont lancé une enquête antitrust sur ses pratiques monopolistiques. Enfin, il y eut l’ordre explicite pour l’entreprise de retourner «à ses activités d’origine, soit une plateforme de paiement » et de restructurer ses activités annexes: assurance, gestion de fonds et crédit. Les régulateurs attendent «rapidement» un plan de restructuration qui satisfasse leurs nouvelles exigences.

En disgrâce, Jack Ma, le fondateur charismatique d’Ant et d’Alibaba, n’a pas fait d’apparition en public depuis son discours virulent contre les pesanteurs de l’administration et sa mentalité de «boutique de prêteur sur gages». C’était deux jours avant la date prévue pour la cotation en Bourse d’Ant. Il a désormais interdiction de quitter le territoire pour se tenir à disposition des régulateurs.

Incroyable ascension

Dans une des nombreuses biographies qui lui sont consacrées, Jack Ma se vantait «de ne pas avoir peur d’adversaires plus grands que lui». Enfant, petit et maigrichon, il a dû se battre pour s’imposer. Sa ténacité est légendaire. Il s’est présenté dix fois à l’université de Harvard et a échoué autant de fois. C’est cette persévérance qui l’a accompagné tout au long de son incroyable ascension en Chine, depuis la fondation d’Alibaba dans un petit appartement de Hangzhou en 1999 jusqu’à celle d’Alipay en 2004, puis d’Ant dix ans plus tard. Son empire a bouleversé à jamais les comportements du consommateur chinois et du système bancaire.

La conviction que son génie l’emporterait sur tout le reste a provoqué sa disgrâce. À tort. Visionnaire, n’hésitant pas à bouleverser les normes, à imposer sa marque, Jack Ma s’est justement heurté à un adversaire plus puissant que lui. C’est le président chinois Xi Jinping lui-même qui, selon le Wall Street Journal, aurait ordonné l’annulation de la cotation en Bourse d’Ant.

Ce verdict suprême n’est pas si surprenant que cela. Jack Ma a toujours eu l’habitude de provoquer, bousculer, énerver. Sa retraite anticipée de la direction d’Alibaba, annoncée au même moment que la décision de Xi Jinping de modifier la Constitution en sa faveur, aurait été mal vue à Pékin, tout autant que sa rencontre avec le président Donald Trump qui a eu lieu avant une première rencontre officielle avec le dirigeant chinois.

À chaque fois qu’il franchissait une nouvelle ligne rouge, Jack Ma avait la réputation d’assurer à ses équipes que si une personne devait aller en prison, ce serait lui. Jusqu’ici, il avait su profiter des dissensions au sein des différents organes du pouvoir. Les caciques des banques d’État grinçaient des dents, mais ne pouvaient rien faire. Ils ne jouent clairement pas le même jeu. Immenses, bureaucratiques, politiques, les banques publiques sont assignées à un rôle social et ne peuvent pas rivaliser avec la rapidité disruptive d’Alibaba, d’Alipay et d’Ant, devenus de dangereux rivaux.

Nous ne sommes pas ­nécessairement intéressés pour acheter une banque, mais parce que nous les avons pourchassées, elles ont dû changer

Jack Ma dans une interview à Bloomberg en 2017

Alipay fut le premier pas de Jack Ma vers la révolution des paiements en ligne et par ricochet celle de tout le système bancaire chinois. Rapidement, l’homme s’engouffre dans le domaine encore naissant – par définition dérégulé – de la fintech. Jack Ma finit par créer un écosystème unique, fermé, qui finira par gouverner toute la vie du citoyen et des commerces qui opèrent sur ses plateformes.

En 2014, pour mettre de l’ordre dans les activités financières d’Alipay, il fonde Ant, dont les ambitions dépassent les paiements en ligne. Ant comprend, entre autres, Yu’e Bao, un fonds d’investissement devenu le troisième plus grand du monde, ou encore My Bank, une banque en ligne pour les PME. En 2018, le groupe se tourne vers l’intelligence artificielle et monétise les milliards de données laissées sur ses serveurs par ses utilisateurs. Il étend ses services à la gestion d’actifs et à des fonds de pension. «Nous ne sommes pas nécessairement intéressés pour acheter une banque, mais parce que nous les avons pourchassées, elles ont dû changer» disait Jack Ma dans une interview à Bloomberg en 2017.

«Parasite financier»

Aujourd’hui, Ant – avec son parent Alibaba – est une pieuvre qui domine aussi notamment la livraison en ligne (Meituan), les taxis (Didi) et la surveillance (Sense Time). Le groupe pèse 173 milliards de dollars, détient plus de 290 milliards de dollars de prêts aux consommateurs, traite 17 trillions de dollars de transactions en ligne par an et assure 107 millions de personnes via sa compagnie d’assurances Xianghubao.

Plus Ant a grandi, plus Jack Ma s’est attiré des ennemis dans le système. Niu Wenxin, un commentateur de CCTV, la télévision d’État, a même qualifié l’entreprise de «vampire» et de «parasite financier». En 2016, le gouverneur de la Banque de Chine, Zhou Xiaochuan, indique qu’il devra se pencher de plus près sur le dossier de la fintech chinoise. L’euphorie des années 2000 est finie. Le seul charisme de Jack Ma ne suffit plus.

La stabilité financière est au cœur de la politique gouvernementale. Avec la crise de 2008-2009 en tête, le gouvernement a décidé de mettre son nez dans ce que faisait Ant. En regardant de plus près il a l’impression d’avoir été floué.

Duncan Clark, auteur d’une biographie de Jack Ma

Déjà, la crise financière de 2008-2009 a convaincu le pouvoir chinois qu’un système purement capitaliste ne fonctionnait pas. Puis le contexte politique de la Chine a été profondément bouleversé par l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Nommé président du pays et du Parti communiste en 2012, il a progressivement changé les paradigmes en place. Dans les discours et dans les actes, celui qui s’est nommé président à vie a clairement énoncé que les sociétés privées devront accompagner les entreprises d’État et qu’elles doivent être au service du Parti. La reprise en main à tous les niveaux de la vie économique est tangible.

Mais il ne faut pas lire les derniers déboires d’Ant uniquement à travers un prisme politique. L’entreprise avait bénéficié en Chine d’un environnement très peu régulé. Le gouvernement veut à tout prix éviter que l’année 2020 remette en cause des années d’efforts pour assainir le système bancaire. «La stabilité financière est au cœur de la politique gouvernementale. Avec la crise de 2008-2009 en tête, le gouvernement a décidé de mettre son nez dans ce que faisait Ant. En regardant de plus près il a l’impression d’avoir été floué», explique Duncan Clark, auteur d’une biographie de Jack Ma.

Avenir incertain

L’avenir d’Ant est incertain. Il est peu probable que le gouvernement lance une enquête anticorruption sur Jack Ma et démantèle complètement le groupe. Le monde des affaires en serait profondément bouleversé et le pouvoir perdrait la confiance des entrepreneurs chinois – dont une petite partie est déjà en train d’envisager un avenir en dehors des frontières chinoises. Alibaba est devenu un curseur de la bonne santé de l’économie chinoise. Sa folle journée de la consommation qui tombe le 11 novembre de chaque année, est désormais intimement liée aux objectifs économiques du gouvernement. En 2020, les ventes du 11/11 sur les différentes plateformes d’Alibaba ont dépassé 30,5 milliards de dollars.

Le scénario le plus probable est la mise sous tutelle d’une partie des activités financières d’Ant dans un holding qui ressemblerait plus à une banque qu’à une entreprise tech. La nouvelle structure serait ainsi soumise aux mêmes régulations que les banques. L’addition est salée. D’après Bloomberg, Ant devrait injecter 11 milliards de dollars. Une cotation en Bourse ne serait pas envisagée avant plusieurs années et il y a très peu de chance que sa valeur atteigne les quelque 300 milliards de dollars estimés en novembre.

Pour l’heure, les dirigeants d’Ant courbent l’échine et obtempèrent. Ils savent que le temps de la disruption est définitivement passé. «Nous écoutons toutes les critiques. Elles sont bénéfiques pour Ant, et nous sommes en train de mener un examen complet de nos activités», affirme aujourd’hui son PDG Eric Jing.

Source:© La disgrâce de Jack Ma, fondateur d’Ali Baba et icône du capitalisme chinois

et CJFAI

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