Le coup d’Etat permanent

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Par Shmuel Trigano – Desinfos

La démocratie israélienne traverse une crise structurelle. Le concept de « coup d’Etat permanent » que François Mitterand avait forgé du temps de l’Etat gaullien pourrait nous aider à décrire la situation qui prévaut en Israël depuis plusieurs années. Un arc de forces s’est créé objectivement entre la Cour Suprême, la police et les médias, en tension avec le pouvoir exécutif et donc aussi le pouvoir législatif, celui du parlement. Si ce dernier pouvoir repose sur une majorité parlementaire de centre-droit, le « coup d’Etat permanent » voit l’autorité judiciaire instrumentaliser le droit en fonction d’un credo politico-idéologique objectif qui s’oppose clairement à la politique voulue par la majorité.

On l’identifie en général à « la gauche » mais cette gauche-là n’a plus rien à voir avec la gauche d’antan, sioniste (face à la scène externe) et attachée au peuple juif (sur la scène interne).

On l’identifie aux « élites » qui, il est vrai, étaient celles de la gauche quand elle était au pouvoir mais qui, aujourd’hui, n’accapare que les étiquettes réputées nobles, comme celle de « gauche », ou celle de « démocratie » et bien sûr celle de « Droit ». Il y a des dizaines de citations qui l’attestent. Un simple exemple : il y a quelques jours quinze ambassadeurs israéliens (dont Elie Barnavi) ont signé une pétition destinée à soutenir la discrimination économique (l’apartheid ?) d’Israël décrété par la Cour suprême européenne envers les produits commercialisés par les producteurs de Judée Samarie. Bel exemple de « patriotisme », et terrible lumière rétrospective sur la façon dont ces ambassadeurs ont défendu leur pays ces dernières années ! La gauche, qui a perdu depuis longtemps le pouvoir qu’elle avait avec le parti travailliste, un pouvoir pour ainsi dire confondu alors avec l’Etat, s’est en effet barricadée dans le système juridico-médiatique (et académique), à défaut d’avoir la majorité parlementaire.

Le problème n’est malheureusement pas qu’institutionnel et élitiste. Il s’inscrit aussi dans la politique politicienne comme le montre la paralysie du corps électoral résultant des exclusions lancées par les laïcistes (Yaïr Lapid et Liberman) envers la participation à une coalition où seraient présents les religieux, mais il s’inscrit aussi dans la détestation personnelle et jalouse de certains leaders envers Natanyahou, sans compter la détestation du corps électoral de droite, mise en œuvre de façon permanente par les élites et répercutée par les médias. Chaque année l’anniversaire de l’assassinat de Rabin est exploité par la famille Rabin et la gauche pour fustiger le fascisme de la droite. Et cette année n’a pas dérogé à ce rite de détestation et de ressentiment qui jette l’opprobre sur une majorité du corps électoral. Bien évidemment, les dimensions socio-économiques et identitaires se greffent sur ce clivage global.

En mettant en examen à tour de bras les hommes politiques de la majorité,en frappant à son cœur, le cercle autour de Natanyahou, la justice paralyse l’exécutif, empêche ses nominations, ruine son autorité, et, surtout, livre à Natanyahou une guérilla médiatique qui dure depuis des mois et des mois. Le moyen d’action est très simple : il suffit aux juges et à la police d’organiser régulièrement des fuites – et donc de trahir le secret de l’instruction – pour que les médias s’en emparent goulûment et se livrent à une chasse à l’homme.

Le spectacle des informations télévisées est de ce point de vue devenu un cauchemar : chaque soir depuis des mois et des mois, une flèche est décochée sur Natanyahou, son épouse, ses fils, son entourage… Il n’est question que de mises en examen, de témoins de l’accusation, de procès… C’est devenu le quotidien de la « démocratie » (devenue méconnaissable). Ce qui se passe depuis un an est proprement inimaginable. J’ai fait le tour de toutes les chaines d’information israéliennes que j’ai désertées les unes après les autres au spectacle de cette traque odieuse, ni juridique, ni morale et en infraction avec la Loi, à l’écoute de ce discours judiciaire qui scande désormais la vie collective. Si rire est encore possible, ce spectacle est digne de Molière ! Champagne, cigares et recherche d’influence médiatique sont les pièces à conviction de la corruption de Natanyahou… Un grand avocat américain a déclaré que c’est la première fois dans le monde qu’une telle accusation prévaut contre un chef d’Etat. Quant à Sara Natanyahou, son majordome, qui a organisé chaque semaine pendant des mois une manifestation contre elle, lui reproche d’avoir fait des commandes excessives de victuailles en dehors de la cuisine du Premier ministre, d’avoir maltraité une employée de maison, ou, pire, d’avouer une consommation excessive de glace à la pistache… Et tous ces gens, ces journalistes, ces juristes discutent doctement de la corruption du premier ministre…

L’origine de cette crise de régime est très claire. Elle a pour nom « la révolution constitutionnelle », une réforme de la Cour suprême, sous la houlette de son président d’alors, de 1996 à 2006, Aharon Barak, qui a étendu la juridiction de la Cour à des domaines qui n’étaient pas les siens, réservant son droit de retoquer les lois votées par le parlement, d’intervenir dans les domaines régaliens propres au pouvoir exécutif, y compris la sécurité et la guerre. Non plus au nom de la loi du parlement mais de droits « fondamentaux » supérieurs, quasi transcendants, dont la Cour suprême serait la représentante. Sans doute de droit divin ?

Un véritable monstre judiciaire s’est créé. Si l’on pense en termes français, la Cour suprême israélienne – soient 15 juges cooptés à vie, ni élus, ni contrôlés – est à la fois un Sénat, un Conseil d’Etat, une Cour constitutionnelle, une Cour de cassation, et on se demande aujourd’hui si elle pourra être aussi une Haute Cour de justice.

Cela n’a rien à voir évidemment avec l’équilibre des pouvoirs. Je rappelle son schéma classique : le parlement vote la loi, le gouvernement l’applique et l’autorité judiciaire veille à son application conforme. Quant à la Loi et aux principes du droit, en démocratie, ils émanent du parlement. La Loi n’a rien d’absolu. Le Parlement peut la changer. C’’est le peuple constituant qui en décide, sinon nous serions dans une théocratie, fût-elle laïque.

La judiciarisation de la vie collective sera fatale à la société, au sentiment du commun. Le peuple, le demos, a disparu derrière ses juges, alors que les électeurs de droite, majoritaires, sont dépeints artificiellement par les medias sous les traits de la violence, de la vulgarité quand ce n’est pas de l’« imbécilité » (selon un important professeur de droit ).

La judiciarisation qui tente de prendre le dessus dans la politique israélienne risque d’être fatale à un Etat qui, entre autres défis, doit faire face à une menace stratégique considérable et immédiate, c’est ce que tous ces importuns semblent avoir oublié. Un sondage récent montre déjà ses dégâts sur le plan militaire. 62% des conscrits pensent que les juristes militaires avec leurs définitions légales de l’usage de la force, interfèrent dans leurs missions et nuisent à leur capacité de défendre le pays, sans compter qu’il pensent que la section légale de l’armée ne les soutiendrait pas s’ils prenaient une décision tactique inadéquate. On se souvient du scandale de l’affaire Elor Azaria, accusé d’avoir éliminé un terroriste (un cas très semblable à celui du Pont de Londres il y a 2 jours (29/11/2019) qui, au fait, n’a donné lieu à aucun scandale chez les hypocrites européens !). On comprend pourquoi les habitants du sud d’Israël, abandonnés aux missiles de Gaza, ont le sentiment que Tsahal a perdu sa volonté de vaincre légendaire.

Aujourd’hui, après l’armée, c’est l’Etat institutionnel qui est secoué sous l’effet du coup d’Etat légal avec une crise politique insoluble et un troisième tour d’élections au résultat incertain. L’administration de l’Etat est abandonnée depuis des mois dans l’impasse à laquelle l’autorité judiciaire assigne toute une société.

La judiciarisation de la Cité et de l’existence ne peut faire que des ravages ! Il faut rendre au parlement sa prééminence et à l’exécutif sa puissance. II n’est pas possible que le pouvoir des juges et de la police soient en roue libre. Ils doivent être sous le contrôle du Souverain, sans lequel ils ne sont rien.

La crise n’est pas uniquement politique et sociale. Elle est aussi spirituelle. L’état des faits actuel rappelle irrésistiblement le début du Livre de Ruth : Vayehi bymei shefot hashoftim : « Il était une fois aux jours du jugement des juges ». Le livre s’ouvre sur la description d’une ville, Bethléem, ravagée par la pénurie et la famine et que s’apprête à quitter pour survivre la famille d’un juge, Elimélekh, qui part trouver refuge dans le pays de Moab. Le père et ses deux fils mourront laissant Noémi seule avec sa bru moabite, Ruth.

Cette désolation est éclairée par le verset inaugural. Le « jugement des juges », c’est autant une désignation d’un système de gouvernement régi par les juges qu’un jugement des juges eux-mêmes dans l’exercice de leur pouvoir, générateur de pénurie et de famine, de désertion d’une Cité autrefois prospère. La pénurie est le résultat de l’excès de pouvoir des juges, ainsi jugés par les effets qu’ils ont produits. En abusant du jugement, ils se sont jugés eux-mêmes et voué la Cité à la désolation au point d’en chasser les citoyens autant qu’eux-mêmes. L’excès de jugement vise à rendre si « transparente » l’épaisseur de l’existence et de la socialité qu’elles en sont ruinées. Tout n’est pas « jugeable » ! Le Juge Suprême Lui-même n’endosse pas à temps plein l’habit du jugement…

*Sur la base d’une chronique sur Radio J le vendredi 29 Novembre 2019

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