Comment l’Etat islamique profite de notre état de droit en France

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Le dernier attentat des Champs-Élysées confirme ce que nous savions déjà. L’État islamique se distingue des autres groupes djihadistes. Il parvient à susciter des actes terroristes bien au-delà des limites de son noyau dur de militants, ce qu’Al-Qaïda et d’autres n’ont jamais vraiment su faire à cette échelle. Sans abandonner l’ancien type de recrutement, qui repose sur la sélection, la loyauté et le secret, le groupe terroriste s’adresse à tous les musulmans du monde afin d’inspirer chez ceux qui sont sensibles à son message des actes spontanés, qui n’engagent pas les ressources humaines et matérielles de l’organisation et qui ne lui font prendre aucun risque de révéler ses membres pour ainsi dire “permanents”.

Aveuglés par la fausse sécurité de cette ligne Maginot spirituelle qu’est notre supériorité militaire et logistique, nous ne devrions pas nous exagérer les conséquences de la libération de Raqqa et de Mossoul. C’est sur notre territoire, dans les angles morts de l’état de droit, que se situe l’essentiel de l’activité subversive qui fait le succès de l’État islamique. On ne pourra faire cesser les attentats qu’en s’attaquant à cet écosystème d’associations et de groupes auxquels l’EI sous-traite le travail de conquête de l’hégémonie culturelle sur la jeunesse musulmane occidentale.

De la guerre insurrectionnelle

Il s’agit là d’un perfectionnement supplémentaire de la théorie de la guerre insurrectionnelle, initialement développée par les marxistes, notamment Che Guevara ou Mao, lors des guerres post-coloniales. Le but de la guerre insurrectionnelle est en effet de rendre inefficaces les concepts opérationnels de l’adversaire. Dans un État de droit, le criminel est poursuivi pour les faits qu’il a déjà commis et le combattant ennemi, confiné à l’extérieur, est identifié par un uniforme. En dissimulant sa structure secrète au sein de la population civile, le groupe terroriste confond ainsi la catégorie de criminel et celle de combattant.

On oblige de la sorte l’État à se comporter à l’égard de sa population comme face un ennemi. Il est contraint de frapper les terroristes avant d’être frappé, sauf à se condamner à l’inefficacité, en ne poursuivant ces derniers qu’après l’irréparable. Avec patience et méthode, il était toutefois possible de débusquer les terroristes traditionnels parmi les citoyens innocents. Les communications inévitables, les transferts d’équipement, l’infiltration du groupe par des agents du gouvernement, constituaient autant de failles dans lesquelles les services de sécurité pouvaient s’engouffrer. Sans compter que ces difficultés faisaient du recrutement des militants une tâche longue, coûteuse et difficile.

Une nébuleuse de profils instables

Afin de contrer ces efforts, l’État islamique a créé autour de ses militants au long cours une nébuleuse de profils radicalisés et instables. La plupart d’entre eux ne passeront jamais à l’action. En en restant aux mots ils font néanmoins beaucoup de bruit et c’est exactement ce que recherche le groupe terroriste. À l’image d’une matière radioactive, cet ensemble d’individus, dont le grand nombre épuise la vigilance de nos services de renseignement, sont comme autant d’atomes dont on ne peut prévoir le comportement individuel, mais dont on sait que l’un d’eux va se désintégrer à intervalle régulier. La grande vulnérabilité du militant révolutionnaire classique était précisément son fanatisme froid, sa formation qui, nécessitant du temps et des ressources, permettaient aux services de sécurité de repérer un itinéraire. Ici, le musulman radicalisé ne deviendra militant terroriste qu’à la toute fin de son parcours, peut-être dans les heures qui précèdent son action, et sans qu’il soit possible, avant cela, de le distinguer des milliers d’autres profils radicalisés. Dans ces conditions, comment le repérer avant qu’il ne commette un attentat ? Ce type inédit de recrutement pousse plus loin qu’auparavant les limites de notre droit pénal. À moins de criminaliser des opinions, partagées par un trop grand nombre, il devient difficile de faire tomber à temps ces terroristes en puissance sous le coup de la loi.

Tout terroriste a sa vitrine légale

L’essentiel, et ce sur quoi nous pouvons agir, se situe en amont. De la même façon qu’à une certaine époque la plupart des produits entrant dans la composition des bombes étaient légaux, la plupart des discours qui entrent dans la fabrication d’un terroriste le sont toujours. Il ne s’agit pas ici de la propagande violente de Daech, qui a beaucoup d’équivalents sur internet, où les appels au meurtre au nom de toutes sortes de causes sont quotidiens. Ce qui fait l’efficacité de ce discours en dernière instance, c’est la présence et l’action de relais locaux qui vont effectuer tout le travail qu’il est possible de faire légalement sur le territoire des démocraties libérales afin de segmenter et de sensibiliser son futur public. De l’ETA à l’IRA, ces vitrines légales ont toujours servi aux groupes terroristes à diffuser leurs idées par des organes tiers, mettant bien sûr un point d’honneur à respecter toutes les formalités de l’État de droit. C’est l’action de ces groupes légaux qui fournit aux terroristes la masse de ces soutiens passifs, pour lesquels ils ont le sentiment d’agir, par rapport auxquels ils désirent se distinguer, et dont ils reçoivent l’approbation, voire l’admiration.

Des enquêtes inquiétantes

Le terrorisme est un mode opératoire et non une fin en soi. Le djihadiste croit défendre une communauté religieuse agressée. Une enquête récente, menée par Anne Muxel et Olivier Galland pour le CNRS, révèle qu’un tiers des jeunes musulmans français pensent que l’islam est la seule vraie religion et que la science ne saurait avoir raison contre elle (soit trois fois plus que les jeunes d’autres confessions ou sans religion). Pour ces personnes, la vie démocratique elle-même constitue un déni de leur conviction religieuse. Et en réponse à cet environnement libéral considéré comme hostile, une proportion similaire présente, selon la même étude, un haut degré de tolérance à la violence. Or, en se contentant de condamner oralement le terrorisme comme moyen, une myriade d’associations ont ainsi pignon sur rue, alors même qu’elles véhiculent les idées et les sentiments religieux qui motiveront certains de leurs membres à prendre les armes. Devant l’impossibilité de criminaliser la radicalisation des individus, qui sont trop nombreux, il est donc nécessaire de s’attaquer aux vecteurs de la radicalisation. Une discothèque dont les clients ont provoqué un accident impliquant l’alcool peut être poursuivie. Or, comment lutter efficacement contre le terrorisme quand des responsables d’association plaident l’ignorance et l’irresponsabilité sur les activités de leurs membres ? Pour espérer vaincre la dynamique de radicalisation, il est impératif de pouvoir impliquer les structures qui constituent un nœud dans le parcours de plusieurs djihadistes.

Alexis Carré est doctorant en philosophie politique. www.causeur.fr

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