Turquie : Erdogan renonce à l’état d’urgence…

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Turkey's President Tayyip Erdogan greets people at the United Solidarity and Brotherhood rally in Gaziantep, Turkey, August 28, 2016. REUTERS/Umit Bektas

Atlantico : Erdogan a mis fin à l’état d’urgence le 18 juillet dernier, après deux années de purges contre les auteurs et complices de la tentative de putsch de 2016 et suite aux élections remportées largement. Quel bilan peut-on faire de ces deux années d’agitation en Turquie ?

Alexandre Del Valle : Cette agitation est la face visible d’un mouvement de fond comportant deux étapes. La première relevait de la communication : Erdogan a scrupuleusement cultivé un style modéré pour séduire les Européens et neutraliser les Américains et l’OTAN. Cette posture modérée a largement empêché l’armée turque d’effectuer un coup d’Etat de crainte de n’être soutenu par aucun membre de l’OTAN. Erdogan a joué la carte de l’Europe et de l’Amérique pour que la CEDH et l’OTAN empêchent son armée de le renverser.

Après avoir consolidé son pouvoir, suite aux premières purges anti-kémalistes (affaire Ergenekon, en 2007-2009 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ergenekon et répressions des manifestations du parc de Gezi, en 2013), Erdogan a commencé a pu tranquillement révéler sa nature radicale et autoritaire.

Purges dans les médias, dans l’armée, la magistrature, dans l’enseignement, dans l’administration ; le prétexte d’empêcher un putsch a été brandi pour justifier toutes les vagues de licenciement ou d’emprisonnement (en 2 ans, 80 000 personnes ont été incarcérés, et que plus de 150 000 fonctionnaires ont été limogés et/ou suspendus).

La dernière tentative de coup d’État de juillet 2016 n’a donc fait que parachever son virage autoritaire : d’abord par la mise sous tutelle du Conseil national de sécurité (MGK) qui bloquait jadis les lois et partis islamistes, ensuite par le licenciement des juges kémalistes, puis par les militants des droits de l’Homme et bouc-émissaires kurdes. Erdogan n’a finalement plus aucun obstacle en face de lui. Lever l’état d’urgence ne signifie pas un retour de la Turquie vers la démocratie libérale.

L’état d’urgence était nécessaire quand le Néo-Sultan Erdogan n’avait pas les pleins pouvoirs et qu’il n’avait pas achevé son processus de « dékémalisation » de la Turquie « néo-ottomane ». Aujourd’hui, la mission est accomplie, il n’en a plus besoin.

L’élection récente a consacré le changement de constitution vers un régime présidentiel fort. La constitution autorise désormais le président à promulguer des décrets-lois sans passer par d’autres contre-pouvoirs. Il nomme les juges, les hauts fonctionnaires. Il peut faire arrêter tout individu de manière discrétionnaire. Il n’a plus besoin de ministres, il est à la fois chef du parti politique AKP, président de la république turque et a supprimé le poste de premier-ministre !

Selon vous, il n’y aurait donc plus aucun contre-pouvoir ?

Oui. Depuis le putsch raté de 2016 et grâce à l’état d’urgence, la Turquie a été profondément et rapidement transformée. Erdogan a parlé de « changement radical civilisationnel ». Il ne s’est pas caché d’avoir « réduit au silence des voix critiques » (les « traitres et les complices des terroristes »), comme l’a dénoncé un récent communiqué d’Amnesty International.

L’opposition, elle, n’est pas rassurée malgré la levée de l’état d’urgence (qui ne change rien vu que le droit général est lui-même devenu le droit d’état urgence). Le projet de loi  antiterroriste présenté cette semaine au Parlement va intégrer dans le droit commun les mesures liberticides d’exception. D’après les kémalistes, la gauche, les Kurdes et les militants démocrates et les journalistes libres, ce texte contient nombre de mesures directement inspirées de l’état d’urgence, comme par exemple la prolongation pour 3 ans de la possibilité de poursuivre le licenciement de fonctionnaires liés aux « groupes terroristes ». Mentionnons également l’interdiction des manifestations et rassemblements après le coucher du soleil sauf autorisation spéciale, tandis que les gardes à vue pourront désormais durer jusqu’à 12 jours…

Par ailleurs, l’intelligence d’Erdogan, c’est que tout en étant adepte d’une « démocratie illibérale national-islamiste », il est capable d’un pragmatisme et d’un opportunisme qui le rendent quasiment insubmersible.  Pour diviser son opposition, qui aurait pu s’unir plus largement, il a joué la carte de l’ultra-nationalisme anti-Kurdes qui a séduit ses anciens adversaires de la droite-nationaliste fascisante (MHP-Loups Gris). En surfant sur cet ultra-nationalisme au départ étranger à son parti AKP (islamiste-conservateur) et au départ non-hostile aux Kurdes, puis en misant sur le militarisme conquérant (Chypre, Grèce, Syrie, Irak, etc), il a durablement divisé le camp nationaliste et acquis le soutien de l’extrême-droite turque fascisante du MHP dont l’alliance électorale lui a permis d’avoir la majorité parlementaire absolue aux dernières élections.

Par ailleurs, une partie des nationalistes proches de la candidate du « Bon parti » de Mme Meral Aksener (ex-MHP) s’est alliée contre lui avec les Kémalistes et d’autres petits partis.

Si tous les nationalistes avaient été coalisés contre Erdogan, ils auraient pu concurrencer l’AKP, voire même le battre aux côtés des Kémalistes du candidat Muharrem Ince. Enfin, même si l’opposition pesait davantage, elle ne serait pas vainqueure car les kémalistes qui suivent Ince et Aksener n’envisagent pas de s’allier Kurdes conspués de la majorité des électeurs turcs. De ce fait, la troisième force électorale ne peut pas jouer un rôle d’outsidercar elle ne peut pas s’allier à aucune des deux coalitions arrivées avant elle. Cette division entre nationalistes de droite, nationalistes de gauche et Kurdes fait que l’opposition est durablement atomisée.

Tant qu’Erdogan est vivant, son charisme, son élasticité, son alliance avec les ultranationalistes le protègent. Son nouveau discours « national-islamiste » que j’ai annoncé dans plusieurs ouvrages depuis les années 2000 [1] séduit beaucoup d’électeurs turcs lambdas. Il lui suffit de discours agressifs sur les Américains, l’Europe « islamophobe en voie de putréfaction », l’Etat « génocideur israélien », et, bien sûr, les « terroristes kurdes ». Cela lui vaut une popularité trop souvent sous-estimée et comparable à celle exercée par Vladimir Poutine en Russie.

La fin de l’état d’urgence peut-elle malgré tout être le signe du début d’une accalmie – que ce soit socialement ou démocratiquement après des années particulièrement violentes ?

L’état d’urgence est certes levé mais son contenu est passé dans l’actuel droit général. Une prouesse ! L’état d’urgence était important avant les élections : il permettait à Erdogan de sous-médiatiser ces adversaires. Son pouvoir est désormais total : il n’y aura donc pas d’accalmie.

Une large minorité de la population est terrifié par lui, y compris dans son propre parti. Tous les journaux et la quasi-totalité des médias TV sont pro-Erdogan – même ceux qui jadis étaient dans l’opposition – tandis qu’internet est surveillé. Il n’y a plus de société civile capable de lui résister.

Erdogan a considéré les élections comme un blanc-seing pour achever la ré-ottomanissation de la Turquie. Son nationalisme agressif, ses vélléités expansionnistes militaires, sa politique économique positive constituent la recette de son succès.

Quant à l’AKP, le parti d’Erdogan, l’éventuelle pluralité qui pouvait y subsister a disparu.

Les pressions d’Etat étranger, elles, sont inefficaces : il n’a pas cédé aux pressions de Donald Trump lui-même, pourtant assez amical envers lui au départ, qui l’a enjoint à faire libérer le pasteur chrétien-évangélique américain Andrew Brunson, détenu depuis octobre 2016 sous l’accusation d’activités « terroristes » et d’ « espionnage ». Actuellement jugé à Aliaga (Izmir), le pasteur Brunson, dont le procès a été renvoyé au 12 octobre, est accusé d’avoir été de mèche avec le réseau de Fethullah Gülen et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Erdogan, qui a vu l’occasion de vomir les prédicateurs chrétiens, a averti les autorités américaines que Brunson ne serait libéré qu’en échange de l’extradition de sa bête noire, le prédicateur Fetullah Gülen installé aux Etats-Unis depuis des décennies et condamné à la peine maximale en Turquie en raison d’un soi-disant rôle de commanditaire du putsch raté de 2016. Washington ayant refusé ce marchandage, le pasteur américain risque de rester longtemps en prison – s’il n’est pas tué entre temps par un « déséquilibré » comme ce fut le cas du leader protestant arménien Hrant Dink, de Mgr Padovese, du père Luigi Santoro, ou du groupe de fidèles turcs convertis de Malatya, tous tués par des « déséquilibrés » dans les années 2000-2010. Quel comble lorsqu’on sait que c’est le même qu’Erdogan qui qui se réjouit de faire construire le plus grand nombre de mosquées au monde, et est très fier de voir l’islamisme turc se développer en Europe…

* * *

[1] (La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste et Le dilemme turc parus aux Syrtes, puis Les Vrais ennemis de l’Occident, et La stratégie de l’intimidation, parus chez L’Artilleur)

Source: http://www.atlantico.fr/decryptage/turquie-erdogan-renonce-etat-urgence-tant-controle-pays-lui-permet-en-passer-3459529.html

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