«L’Éternel parla à Moché dans le désert du Sinaï, dans la tente d’assignation, le premier jour du second mois de la deuxième année après leur sortie du pays d’Égypte : “Relevez (Séou) le nombre des têtes de toute la communauté des enfants d’Israël, selon leurs familles et leurs maisons paternelles, au moyen d’un recensement nominal de tous les mâles. Depuis l’âge de vingt ans et au-delà, tous les Israélites aptes au service, vous les dénombrerez (Tafkidou) selon leurs légions, toi et Aharon…” » (Bamidbar 1,1-3).
Ce verset marque l’ouverture du Livre de Bamidbar, appelé aussi «Séfer HaPekoudim», le Livre des Recensements, tant il est centré sur le dénombrement du peuple d’Israël. Mais que signifie réellement ce comptage ? Est-il simplement un décompte administratif, ou cache-t-il une profondeur spirituelle ?
Rachi, dans son commentaire liminaire sur ce verset, éclaire l’enjeu : « C’est par amour qu’Hachem porte aux Bené Israël qu’Il les compte à tout moment. Il les a comptés à leur sortie d’Égypte, puis après la faute du veau d’or afin de connaître le nombre de survivants (voir Chemoth 38,26), et encore lorsqu’Il fit résider Sa Chekhina sur eux. »
Une question se pose : Rachi affirme qu’Hachem les compte « à tout moment », or il ne les a manifestement recensés que dans des contextes bien précis. Pourquoi parler de « tout moment » ?
La réponse se trouve dans la signification profonde du décompte.
Dans la Guemara Bétsa (3b), il est dit : « Davar chébeminyan lo batel » – « Une chose qui est comptée ne s’annule pas, même parmi mille. »
Cela signifie que ce qui est individualisé, numéroté, identifié, ne peut se fondre ni s’effacer dans la masse. Ainsi, lorsqu’Hachem compte les Bené Israël, Il ne les considère pas comme un groupe homogène, mais comme des âmes uniques, précieuses, irremplaçables.
Le Keli Yakar souligne que le mot utilisé pour exprimer le recensement, « Séou », signifie aussi « élevez ». Le choix de ce verbe n’est pas anodin. Il nous enseigne que ce dénombrement est en réalité un acte d’élévation. Chaque individu, chaque nom prononcé, est sublimé, mis en lumière.
Le Keli Yakar explique par une métaphore saisissante : un paysan ne compte pas les brins de paille dans une botte de foin. Seuls les objets précieux méritent d’être comptés individuellement. Le monde dans son ensemble, semblable à cette botte de foin, est globalement dirigé. Mais le peuple d’Israël, lui, est dirigé dans le détail, avec attention et providence individuelle — la Hachga’ha pratit, spécificité du lien entre Hachem et Israël.
Cette paracha est toujours lue à la veille de Chavou’oth, fête du don de la Tora. Le timing est significatif : le recensement précède le don. Pourquoi ?
Parce que Hachem veut dire à chacun : « Tu es compté. Tu es important. Tu es capable de recevoir Ma Tora. »
Pas seulement Moché, pas seulement les princes des tribus, mais chacun, avec sa personnalité, son passé, son potentiel.
Le message est universel : aucun Juif n’est en marge. Même celui qui se sent loin, indigne, incapable, est dénombré et élevé. Ce Séou est un appel personnel.
Le verset poursuit : « Vous les dénombrerez (Tafkidou) selon leurs légions, toi et Aharon… »
Le mot « Tafkidou » partage sa racine avec Tafkid (תפקיד) – rôle, fonction, mission.
Le recensement ne vise donc pas seulement à dire combien ils sont, mais à révéler le rôle unique que chacun joue dans le dessein divin.
Le Megalé Amoukoth (§186) enseigne que les 600 000 âmes du peuple d’Israël correspondent aux 600 000 lettres de la Tora. Il ajoute que le mot « Israël » est un acronyme : « Yéch chichim ribo otiot laTora » – Il y a 600 000 lettres dans la Tora.
Or, un Séfer Tora contient seulement 304 805 lettres. Comment expliquer cela ?
En réalité, les lettres du Séfer Tora sont composées de plusieurs lettres cachées :
- Le Aleph = un Vav + deux Youd
- Le ‘Hét = deux Zayin
- Le Hé = un Dalet + un Youd. Et ainsi de suite…
Un travail de calcul, notamment dans l’Emek Davar à la fin du ‘Houmach, permet d’arriver, en tenant compte des lettres « intérieures », à un total avoisinant les 600 000 « unités de lettres ».
Cela signifie que chaque Juif est une lettre vivante de la Tora. Et si une lettre manque dans le Séfer Tora, le rouleau est pasoul – invalide.
Ainsi, sans toi, la Tora ne peut être complète.
Chavou’oth n’est pas seulement le don (Matan) de la Tora, c’est aussi sa réception (Kabbala).
Dans tout don, il y a deux pôles : celui qui donne, et celui qui reçoit. Hachem va redonner la Tora à chacun de nous, personnellement. Mais pour cela, nous devons être prêts à la recevoir.
Le Séou et le Tafkidou sont donc les préalables spirituels au don de la Tora.
Hachem te dit :« Je te compte, car tu comptes. Je t’élève, car tu peux recevoir. »
Et quand Rachi dit qu’Hachem les compte « à tout moment », cela signifie qu’à chaque instant, chacun d’entre nous a une importance unique aux yeux du Créateur. Même si le recensement n’a lieu que ponctuellement, l’amour qui le motive, lui, est constant.
Cette Paracha est un message d’amour, d’espoir et de responsabilité. Elle nous enseigne que chaque Juif est indispensable, que nul n’est de trop, et que chacun a les capacités d’entrer dans l’alliance de la Tora.
À quelques jours de Chavou’oth, nous avons le devoir de nous élever, de prendre conscience de notre rôle, et de nous préparer à recevoir à nouveau la Tora, chacun selon sa mesure, son « tafkid », sa lettre.
Rav Mordekhai Bismuth, https://www.ovdhm.com