Les Juifs de Belgique ou la non assistance à personne en danger

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Grand place in summer Brussels,Belgium

« Les Juifs en Belgique sont dans une situation de menace » : Rafaël Amselem raconte son enquête édifiante

Interview. Dans une enquête saisissante parue dans la revue « K », le journaliste Rafaël Amselem raconte le retour de l’antisémitisme en Belgique. Il s’en explique.

« Je vois une image d’un petit garçon palestinien en pleurs et en cris, appelant sa mère ensevelie sous les décombres. je deviens alors si furieux que j’ai envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif que je rencontre ». Pour avoir écrit ces propos haineux dans le magazine flamand Humo, le 6 août 2024, l’écrivain Herman Brusselmans a été acquitté en mars dernier par le tribunal correctionnel de Gand. Le juge a estimé que le chroniqueur n’avait pas eu l’intention « d’inciter à la haine ou à la violence contre la communauté juive ou de nier l’Holocauste ». Pour le journaliste indépendant Rafaël Amselem, ancien chargé d’études pour le think-thank libéral Génération Libre, « le cas Brusselmans, ou plutôt la non-affaire Brusselmans, est un défi à l’entendement. » Pourquoi, aujourd’hui en Belgique, un appel à la violence contre les Juifs, ne suscite presqu’aucune réaction ? Il s’est rendu outre-Quiévrain pour enquêter. Le premier volet de son récit, paru dans la revue K, est édifiant.

L’Express : La Belgique est-elle devenue le laboratoire de l’antisémitisme en Europe ?

Rafaël Amselem : L’expression est de Joël Kotek, historien et professeur dans un premier article publié il y a quelques temps sur K, à la genèse de ce reportage. Mon séjour sur place fut trop bref pour m’improviser expert. Mais les indicateurs ne sont pas bons, clairement. Le sondage publié par l’institut Jonathas en mai 2025 sur l’antisémitisme belge montre des voyants systématiquement au rouge. Sur les huit préjugés antisémites testés, huit sont tenus pour vrais par plus d’un tiers des Belges. Alors que 182 000 Français ont manifesté contre l’antisémitisme, ils n’étaient que 5 000 en Belgique. Dans la même lignée, plusieurs responsables gouvernementaux ont refusé de qualifier le Hamas d’organisation terroriste, tandis que d’autres nazifiaient Israël. À l’Université libre de Bruxelles, le collectif étudiant « Université populaire de Bruxelles » a publié sur Instagram des messages tels que « Pas de sionistes dans mon quartier, pas de quartier pour les sionistes ». On a l’impression de voir les mêmes dynamiques qu’en France, si ce n’est de manière bien plus débridée.

Comment expliquez-vous le silence médiatique et politique après la publication des écrits haineux de l’écrivain Herman Brusselmans dans le magazine Humo ?

Le silence des journaux n’est pas totalement dépourvu d’explications. Ma rencontre avec Dorien de Meeûs, rédacteur en chef pour La Libre Belgique, et Jérémie Tojerow, responsable au sein de Golem Belgique [association juive antiraciste] ont mis en lumière l’existence de deux espaces médiatiques – francophones et flamands – quasiment hermétiques. Les francophones sont très peu informés de l’actualité flamande, et vice versa. Herman Brusselmans est célèbre côté flamand : la réciproque n’est pas vraie côté francophone. Les barrières ne sont pas seulement linguistiques, elles sont encore rédactionnelles et culturelles, avec notamment un rapport flamand à l’humour noir et l’extrême droite beaucoup plus décomplexé. Le festival d’Alost qui a vu parader des caricatures antisémites en est un exemple frappant. D’ailleurs, le magazine Humo, plateforme qui a publié les propos incriminés, est un journal tout ce qu’il y a de plus mainstream.

Côté politique, il n’y a eu, à ma connaissance du moins, que deux expressions publiques de condamnation : celle de Viviane Teitelbaum, sénatrice membre du Mouvement réformateur (parti politique de centre-droit) et de Khalil Aouasti, député membre du Parti socialiste, qui n’a d’ailleurs pas manqué de haranguer une ministre en commission parlementaire pour le laxisme de sa réponse à l’affaire. Lâcheté ? Indifférence généralisée ? Malaise ? Quelle que soit la réponse, il y a un vent mauvais qui souffle en Belgique.

Un an après, Brusselmans a été acquitté au nom de la liberté d’expression. Comment démontrez-vous, sans trop entrer dans les détails, cette issue judiciaire ?

On pourrait imaginer que cette décision résulte de la singularité du droit belge en matière de législation de la haine. Contrairement à la France, la Belgique ne réprime pas l’expression de la haine. La loi consacre en ce sens la notion de dol spécial : la nécessité, pour condamner une expression haineuse, de démontrer une intention spécifique d’inciter autrui à la haine ou la discrimination. Pour le dire plus brutalement, dire « sale Juif » ou « le ciel est bleu », c’est du pareil au même du point de vue légal. En parlant de droit à la satire pour Brusselmans, le procureur entérine cette interprétation.

Mais l’explication tient difficilement. En l’espèce, la décision d’acquittement a été rendue par la chambre des charges : une instance chargée non pas de juger l’affaire sur le fond, mais d’établir l’existence de charges – éléments définis comme suffisamment probants pour justifier d’un renvoi par la suite devant un tribunal correctionnel. La chambre des charges, c’est une sorte de gare de triage, évacuant les affaires pour lesquelles une condamnation semble peu probable devant les juridictions de fond.

Donc, en acquittant Brusselmans, la chambre a estimé que ses propos [« J’ai envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif que je rencontre »] ne devaient même pas faire l’objet d’un débat judiciaire de fond. Pas de charges : circulez, rien à voir…

Le 7 octobre suffit-il à expliquer l’explosion de l’antisémitisme en Belgique ?

Si on parle d’explosion, le 7 octobre a effectivement joué un rôle catalyseur. Les chiffres d’Unia, organisme interfédéral de lutte contre les discriminations, sont frappants : 280 signalements d’antisémitisme pour l’année 2023, un nombre record. Si on s’intéresse au détail, la rupture est nette : entre le 7 octobre et le 7 décembre, on parle de 66 signalements clairement qualifiés d’antisémitisme. Pour reprendre les mots de Patrick Charlier, directeur d’Unia, 66 en 2 mois, cela fait en moyenne 33 par mois, contre 4 à 5 signalements par mois l’année passée…

La prépondérance de l’antisionisme parmi l’opinion belge confirme cette tendance. Selon le même sondage publié par l’institut Jonathas, 41 % des Belges pensent que « les Juifs utilisent la Shoah pour défendre leurs intérêts », et 35 % affirment que « les Juifs font subir aux Palestiniens ce que les Allemands leur ont fait subir ». Ces dynamiques ne doivent pas minorer l’existence d’un antisémitisme ancien et structurel en Belgique.

Vous rapportez deux rapports différents à l’antisémitisme, l’un flamand, l’autre francophone. D’où vient cette différence ?

L’antisémitisme belge est structuré, selon Joël Kotek, en trois couches. L’antisémitisme primaire correspond à l’antisémitisme traditionnel européen. L’antisémitisme secondaire renvoie à un processus plus pernicieux : l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah pour disqualifier les Juifs d’aujourd’hui. Dit plus simplement, on ne pardonne pas aux Juifs la Shoah, c’est-à-dire qu’on leur reproche la culpabilité qu’elle fait peser sur la conscience européenne. Israël joue un rôle prépondérant dans cette perspective : les Juifs se révèlent également être des nazis. Donc, un partout, balle au centre… L’antisémitisme tertiaire, enfin, qui s’appuie là encore sur des rhétoriques antisionistes à visée électorale. Je signalerais sur ce dernier point l’ouvrage de Hamza Esmili (La cité des musulmans, éditions Amsterdam, 2025) qui souligne la prépondérance de facteurs sociologiques et historiques dans l’antisémitisme de l’immigration post-coloniale plutôt que théologiques (l’immigration post-coloniale voit dans les Juifs le Même qui, lui, a réussi).

L’idée est la suivante : en Flandre, l’antisémitisme primaire et secondaire y sont plus prépondérants. Pour cause, la Flandre a un passé collaborationniste plus marqué. Brusselmans permet d’exorciser cette honte.

« Les Juifs en Belgique sont dans une situation de fragilité, de menace », vous dit Patrick Charlier, le directeur de l’agence interfédérale de lutte contre les discriminations. Leur situation est-elle encore plus « fragile » qu’en France ou dans d’autres pays d’Europe ?

La situation est difficile, c’est certain. On compte deux communautés majeures en Belgique : la communauté juive laïque de Bruxelles et celle plus orthodoxe d’Anvers. Elles sont petites et, en particulier pour celle de Bruxelles, semblent se désagréger – même si on notera une vie juive parmi la jeunesse assez dynamique.

J’ai été par exemple frappé par la quasi-inexistence de restaurant kasher au sein d’une capitale européenne comme Bruxelles ; ils se comptent littéralement sur les doigts d’une main. Loin d’être un détail trivial ou la simple complainte de mon estomac, c’est un élément signifiant sur la vitalité d’une communauté. L’affaire Brusselmans a meurtri la communauté juive, qui a été extrêmement choquée par la violence des propos tenus.

Avez-vous rencontré des difficultés pour mener votre enquête ?

Je voudrais faire du sensationnalisme que je ne pourrais pas : mon enquête s’est très bien déroulée. Tous les acteurs rencontrés ont joué le jeu de la transparence. A noter simplement l’absence totale de réponse du MRAX, mouvement antiraciste belge, qui n’a pas cru bon de considérer mes diverses sollicitations. Bruxelles, ma belle, chantait Dick Annegarn : souhaitons qu’elle puisse continuer à être belle, avec ses Juifs.

L’Express

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