Par Daniel Pipes
Australian
Adaptation française: Gilles de Belmont
L’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett conclut à juste titre que les événements à Gaza ont fait de son pays un « État paria ». Ce constat brutal intervient quelques semaines seulement après qu’Israël a suscité l’admiration internationale pour sa campagne extraordinaire visant à affaiblir les capacités militaires de l’Iran.
Ce qui a provoqué un effondrement aussi rapide de sa réputation, c’est l’ignorance de deux faits essentiels par le gouvernement israélien. Bien qu’il soit un peu tard, si ce dernier prend ces faits en considération et revoit sa position, il pourra entamer sa réhabilitation.
I. La notoriété d’Israël
Premier fait essentiel ignoré : Israël bénéficie d’une attention mondiale disproportionnée et démesurée. La comparaison avec d’autres pays démographiquement semblables, environ 10 millions d’habitants, le montre clairement. Pratiquement tout le monde connaît Jérusalem et Benjamin Netanyahou mais qui peut citer les capitales ou les Premiers ministres de l’Azerbaïdjan, de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, de la Sierra Leone, du Tadjikistan ou du Togo ? Pratiquement tout le monde a une opinion sur le conflit israélo-palestinien mais qui a un avis éclairé sur le Haut-Karabakh, le Mouvement pour la Papouasie libre, la guerre civile sierra-léonaise, les affrontements à la frontière entre le Tadjikistan et le Kirghizistan ou les appels à la démission de Faure Gnassingbé ? Le simple fait de poser de telles questions confirme l’exceptionnelle notoriété d’Israël.
Depuis sa création en 1948, cette notoriété a suscité à l’égard de l’État juif des attitudes extrêmes tant dans la critique que dans le soutien. Du côté négatif, j’ai montré il y a plus de quarante ans comment l’intense attention médiatique a fait qu’Israël est « astreint à des normes morales impossibles à tenir ». Pour les observateurs extérieurs, « Israël est si imposant et ses ennemis si insignifiants, qu’il est jugé non pas par rapport à eux ou à d’autres États, mais à l’aune d’idéaux abstraits. Le reste du monde est appréhendé dans son contexte temporel et géographique alors qu’Israël est considéré isolément. » Plus spécifiquement, « les actions militaires d’Israël sont souvent jugées sans tenir compte des actions de ses ennemis. » Actuellement, cette analyse s’applique précisément à Gaza.
Bien entendu, cette notoriété présente aussi des avantages. Ainsi au lendemain du 7 octobre, le Sénat américain s’est déclaré, par un vote à l’unanimité, « prêt à aider Israël », tandis que Mike Johnson, devenu président de la Chambre des Représentants, a déclaré : « Le premier projet de loi que je présenterai prochainement concernera le soutien à notre cher ami Israël. » Son projet de loi intitulé « Aux côtés d’Israël dans sa défense contre la guerre barbare lancée par le Hamas et d’autres terroristes », a été adopté par 412 voix contre 10. Des atrocités comparables contre des civils en République démocratique du Congo, en Syrie et au Myanmar, inutile de le souligner, n’ont pas trouvé un tel soutien américain.
Pour le meilleur et pour le pire, Israël vit donc sous le feu des projecteurs, confronté à la démesure tant dans le soutien que dans la diffamation. Les dirigeants avisés travaillent avec ces contraintes. David Ben Gourion a accepté des plans diplomatiques qu’il détestait, comptant sur les États arabes pour les rejeter à sa place. Yitzhak Rabin a noué une amitié si forte avec Bill Clinton que le président américain a déclaré qu’il « aimait vraiment cet homme ». Les insensés, comme Menahem Begin qui a fait irruption au Liban, ignorent cette réalité à leurs risques et périls.
II. Les Palestiniens, priorité mondiale
L’autre fait que Jérusalem néglige concerne la cause particulière de l’indignation envers Israël (et, par extension, envers tous les Juifs). Le monde extérieur se soucie peu des problèmes intérieurs d’Israël – qu’il s’agisse de la réforme judiciaire, du prix du fromage blanc, de la conscription des ‘harédim ou de la recrudescence de la criminalité parmi ses citoyens musulmans. De même, il ignore presque totalement les relations extérieures d’Israël – qu’il s’agisse de ses relations avec la Chine ou l’Égypte, de son attaque contre l’infrastructure nucléaire iranienne, ou même de sa possession d’armes nucléaires. L’opinion mondiale se focalise spécifiquement sur le statut des quelque trois millions et demi d’habitants de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est.
En d’autres termes, les Palestiniens sont à l’origine de la quasi-totalité des difficultés internationales d’Israël. Quelles que soient les difficultés ou les indignités qu’ils subissent, Israël en assume la responsabilité. Peu importe qu’Israël se soit retiré, il y a des décennies, de zones de Cisjordanie où vivent 90 % des Palestiniens, et de l’intégralité de la Bande de Gaza sur laquelle il a ainsi cessé tout contrôle et mis fin à toute responsabilité envers sa population. Les critiques d’Israël le tiennent toujours responsable de Gaza, ignorant la répression des Gazaouis par le Hamas ainsi que l’action israélienne d’approvisionnement à grande échelle de la Bande. Avant le 7 octobre, Human Rights Watch qualifiait Gaza de « prison à ciel ouvert » dirigée par Israël. Des universitaires occidentaux sont allés plus loin en qualifiant la zone de « camp de concentration ».
Ainsi, une campagne publicitaire a, de façon magistrale, fait de la victimisation d’une population restreinte et faible un problème majeur de droits humains qui bénéficie d’une attention bien plus grande que certains conflits bien plus étendus et dévastateurs comme au Cameroun, au Soudan et en Éthiopie.
Cette attitude envers les Palestiniens explique pourquoi le Hamas recourt à la violence contre Israël même quand il sait qu’il perdra la bataille militaire. Il sait en effet que le fait de combattre renforce son statut aux yeux du monde. Des universitaires défendent leur cause, des étudiants construisent des campements, des apparatchiks leur envoient de l’argent et certains responsables politiques mettent leur extrémisme à l’honneur. En résumé, plus le Hamas attaque les Israéliens, plus il suscite la colère contre Israël.
Les erreurs d’Israël
Ces deux obsessions internationales – les Juifs comme sujet d’actualité et les Palestiniens comme victimes – imposent les modalités des relations de Jérusalem avec les Gazaouis. Comme on a pu le voir lors du vote du Congrès américain, l’horreur du 7 octobre a offert à Israël l’occasion de profiter d’une opinion publique favorable pour détruire le Hamas. Pour ce faire, il aurait fallu une opération militaire bien pensée avec un objectif clair et une prise en compte des préjugés internationaux.
Mais voilà ! Vingt-deux mois de combats ont révélé la kyrielle d’erreurs commises par Jérusalem. Des responsables de premier plan ont parlé de vengeance de manière irresponsable, l’armée était initialement dépourvue de plans d’opération qu’elle a ensuite établis dans la précipitation avant de les modifier de façon arbitraire. Pire encore, Israël a poursuivi deux objectifs de guerre diamétralement opposés à savoir la destruction du Hamas et la libération des otages au moyen de négociations avec ce même Hamas. À l’analyse du conflit, Yoav Limor, analyste militaire israélien, constate qu’« Israël s’est égaré dans la guerre de Gaza. Dépourvu de direction claire, il n’a par conséquent aucune chance d’atteindre ses deux objectifs déclarés à savoir, la restitution des otages et la défaite de l’organisation terroriste Hamas. »
Concentré sur des luttes de pouvoir internes et inconscient de la double obsession du monde extérieur, Jérusalem a à peine remarqué la médiatisation à grande échelle de scènes d’humiliation et de faim à Gaza, ces scènes qui ont tant irrité l’opinion internationale. Les pressions exercées de toutes parts l’ont finalement contraint à envoyer des camions de ravitaillement, mais ces derniers ont été peu remarqués étant donné que les reportages hostiles à Israël continuent de dominer la scène médiatique. Pour se faire une idée du désastre en matière de relations publiques, il suffit de lire quelques-uns des titres apparaissant dans la lettre d’information du Times of Israel du 9 août :
- Changement majeur : l’Allemagne suspend ses exportations d’armes vers Israël suite au projet de prise de contrôle de Gaza.
- Witkoff a déclaré qu’il rencontrerait le Premier ministre du Qatar pour un accord global, dans un contexte de lutte acharnée pour stopper la prise de contrôle de Gaza.
- Une vingtaine de pays arabes et musulmans critiquent le projet israélien de prise de contrôle de Gaza, le qualifiant de « dangereuse escalade ».
- Le conseiller à la sécurité nationale de Netanyahou s’est opposé au projet de prise de contrôle de Gaza.
- Des milliers de personnes se rassemblent pour protester contre le projet de prise de contrôle de Gaza qui « sacrifie » les prisonniers.
- Les condamnations internationales se multiplient face au projet israélien de prise de contrôle de Gaza. Le Conseil de sécurité de l’ONU va se réunir.
- Face aux crimes de guerre commis par Israël, les spécialistes du droit restent silencieux.
Le dernier titre – qui rend compte d’une lettre adressée au Premier ministre par vingt professeurs israéliens de droit international – est peut-être le plus incriminant. Quand on voit que des Israéliens responsables lancent des accusations de crimes de guerre contre leur gouvernement, on comprend que la situation a terriblement mal tourné.
Les choix politiques israéliens posés dernièrement ont engendré une série de mauvaises nouvelles : sondages décevants, interruptions de livraisons d’armes, boycotts culturels et universitaires, nouveaux soutiens diplomatiques en faveur de la « Palestine » (Australie, France, etc.), brutalisation de voyageurs israéliens et montée de l’antisémitisme. En tant que petit pays aux prises avec des ennemis existentiels, Israël ne peut se permettre de voir disparaître les soutiens de l’étranger. Nous sommes actuellement les témoins de ce qui pourrait être une catastrophe d’une ampleur historique qui portera préjudice à Israël et aux Juifs pour des années, voire des décennies.
La solution : une victoire différée
En tant qu’auteur d’un livre intitulé Israel Victory (2024), j’étais ravi d’entendre, après le 7 octobre, le Premier ministre israélien réitérer des centaines de fois son objectif face au Hamas : « victoire absolue », « victoire claire », « victoire complète », « victoire décisive », « victoire pleine et entière » et « victoire totale ». C’est dans le même esprit que je me suis opposé aux négociations israéliennes avec le Hamas pour la libération des otages et que j’ai préconisé de se concentrer résolument sur la destruction de cette organisation.
Toutefois, je reconnais qu’actuellement, la poursuite d’une victoire rapide est un échec : elle a duré trop longtemps, causé trop de dégâts et provoqué une crise en Israël. Même si militairement il n’est plus que l’ombre de lui-même et même si la Ligue arabe l’a condamné, le Hamas continue d’exercer sa domination sur la population de Gaza et reste en mesure de frapper dans l’ombre. La poursuite de la guerre ne changera probablement pas la situation. Néanmoins elle ne fera qu’appauvrir et tourmenter davantage les civils et augmenter le risque, déjà imminent, d’une crise humanitaire. De plus, la prise de contrôle totale de la bande de Gaza par Israël signifierait la prise en charge d’un énorme fardeau économique.
C’est donc avec le cœur lourd que je préconise de retarder la victoire. Si la campagne menée par Israël à Gaza après le 7 octobre a commencé avec l’objectif d’éradiquer le Hamas, elle est devenue une mission dont le but est de sauver sa propre réputation. En termes politiques, cela signifie qu’Israël négocie la libération de tous les otages, qu’il finance une nouvelle force de police et une nouvelle administration composée de Gazaouis opposés au Hamas pour la collecte des impôts, l’organisation des services à la population et le maintien de l’ordre public, et qu’Israël se prépare à la prochaine agression du Hamas, qui justifiera à nouveau l’écrasement des djihadistes.
Israël doit reporter l’éradication du Hamas pour s’atteler d’abord à sa propre réhabilitation. Cependant, le Hamas n’a pas gagné : il ne fait que survivre sous la menace d’une destruction prochaine. La victoire d’Israël est retardée mais pas abandonnée. La réhabilitation d’abord, la victoire ensuite.
Daniel Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes), est le fondateur du Middle East Forum, et l’auteur de Israel Victory: How Zionists Win Acceptance and Palestinians Get Liberated (Wicked Son).