Le terrible affrontement entre le Hamas et Israël donne l’impression étrange de transgresser la quasi-totalité des lois écrites ou coutumières d’une guerre. Analyse.
La guerre de Gaza est une guerre étrange à bien des égards. On y voit des preneurs d’otages exiger un cessez-le-feu avec l’appui de plusieurs dirigeants européens, mais sans avoir à relâcher leurs otages. L’Egypte, pays ami des Palestiniens, boucle sa frontière pour les empêcher, par solidarité, de fuir les combats. L’aide internationale est détournée par ce qui tient lieu d’Etat, pour la construction d’un réseau de 500 km de souterrains militaires, la population civile ne disposant, elle, d’aucun abri. Des infrastructures civiles sont utilisées pour dissimuler les combattants, faisant ainsi des civils le rempart des combattants et non l’inverse comme il était, pensait-on, de règle[1].
Dans le cadre du conflit déclenché par le Hamas le 7 octobre 2023 en pleine connaissance de l’inévitable riposte israélienne, ces transgressions des lois écrites et coutumières de la guerre ont considérablement aggravé le nombre de victimes dans la population civile palestinienne et réduit celle-ci à des conditions de vie de plus en plus précaires. Mais la propagande du Hamas défend avec succès la thèse que c’est Israël qui en est entièrement responsable.
L’inversion des responsabilités
Israël, attaqué sauvagement le 7 octobre, sans distinction de cibles civiles et militaires, et dont 250 ressortissants ont été enlevés, a réagi avec la supériorité militaire qui est la sienne.
Cependant, son armée, seule au monde à le faire, se prive de l’avantage de la surprise en prévenant les populations de l’imminence de ses offensives ou de ses bombardements. Les Israéliens n’en sont pas moins accusés de génocide par une organisation qui, elle-même, a inscrit dans sa charte la destruction d’Israël et l’extermination des Juifs. Et ça marche. Israël peut bien organiser, tant bien que mal dans le chaos de la guerre, le ravitaillement de la population, voire vacciner les enfants, cela n’empêche ni les écervelés de nos universités ni MM. Mélenchon et de Villepin d’entonner l’air du génocide.
Une telle inversion des responsabilités, une telle confusion morale, ne peut prospérer que sur une fêlure préexistante, qui est évidemment le millénaire antijudaïsme chrétien et musulman. Lequel implique, cerise sur le gâteau et classique du genre, qu’Israël soit tenu responsable de ce regain antisémite. Mais cette dérive ne serait sans doute pas possible à une telle échelle si notre époque n’était celle d’une radicale amnésie historique. L’idée occidentale que des valeurs pacifiques immanentes, codifiées dans le droit, sont les seuls guides légitimes de l’action nous a tout simplement fait oublier ce qu’est la guerre.
Distinction et confusion des civils et des militaires
Longtemps, elle a été une chose aussi horrible que simple : l’affrontement paroxystique de deux groupes humains en vue de soumettre l’autre à sa volonté. A cette fin, des hommes armés cherchaient à s’infliger les uns aux autres le maximum de dommages. Ils ne constituaient pas pour autant à eux seuls l’ennemi. L’ennemi c’était la société adverse dans son ensemble. Jusqu’aux guerres de religion et singulièrement à la Guerre de Trente ans (il semble bien que la France ait alors inventé la guerre terroriste), les civils ne constituaient pas systématiquement une cible des gens d’armes, mais on n’hésitait pas à les faire souffrir par les pillages ou par des sièges qui visaient à affamer une ville jusqu’à sa reddition. Qui aurait eu alors l’idée saugrenue d’une assistance humanitaire aux assiégés ?
La distinction entre gens d’armes et civils a été longtemps plus pratique que théorique. Si l’on combattait le militaire d’en face, c’est parce qu’il était armé et donc directement dangereux. Mais le civil était tout aussi bien l’ennemi. En France pendant presqu’un siècle, tout Allemand a été un Boche, et les Alliés n’ont pas hésité à le rôtir à Hambourg ou à Dresde.
Le XXe siècle, renouant le fil des guerres de religion, a, sur une grande échelle, traité les civils comme des cibles. Les guerres, civiles ou pas, sont devenues prétextes à l’extermination de telle ou telle catégorie de population : les Arméniens, les koulaks, les Juifs. Simultanément, la mécanisation a permis l’industrialisation du meurtre dans les camps nazis, mais aussi les bombardements aériens qui ignorent la distinction entre civils et militaires et permettent de raser des villes entières. Ce sont ces horreurs qui ont conduit à la codification de la protection des civils par la quatrième Convention de Genève en 1949.
Le paradoxe est que cette distinction s’est imposée dans le droit international au moment-même où les insurrections anticoloniales développaient la stratégie des attaques terroristes sur les civils, et celle du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de l’invisibilisation des combattants dans la population. On se souvient du débat Sartre-Camus sur la légitimité du terrorisme anti-colonial. Le Hamas n’a rien inventé, il a simplement poussé ces stratégies au degré de férocité qu’autorise la haine religieuse. Le Viet-Cong avait lui aussi construit des réseaux souterrains à Vinh-Moc ou à Cu-Chi mais ils n’étaient pas réservés à ses combattants, toute la population y trouvait refuge.
On peut lire les conflits contemporains au prisme de ces deux visions opposées du rapport militaires/civils.
A une extrémité du tableau figure le conflit russo-ukraininen. La distinction civils/militaires est fortement affirmée de part et d’autre. Les bombardements sont ciblés sur des infrastructures militaires ou stratégiques même si les dommages collatéraux sont fréquents et, malheureusement, de plus en plus. Mais les décomptes de victimes s’énoncent en unités ou en dizaines, très loin des milliers, dizaines de milliers des « bombardements de zone » de la Seconde Guerre mondiale.
A l’autre bout, on trouve les conflits africains. Aucune distinction entre population civile et combattants ; la tribu, le clan, l’ethnie d’en face est l’ennemi, est comme tel une cible légitime dans son ensemble. D’où les massacres, les affamements, dont la presse internationale se fait chichement l’écho.
Le goût des victimes, une pulsion de mort
Le conflit de Gaza est largement déterminé par l’affrontement des deux visions opposées du rapport militaires/civils. C’est une guerre urbaine où l’on combat maison par maison, où chaque infrastructure est un piège potentiel. Dans de tels conflits, seule l’évacuation de la population civile garantit sa sécurité. Là, elle est interdite par l’Egypte et les autres pays arabes, et n’existe que sous la forme d’incessants et insupportables déplacements suite aux préavis israéliens. Pour toutes les raisons énoncées plus haut les pertes civiles sont donc importantes, même si elles sont proportionnellement moindres qu’à Mossoul en 2016 où ceux qui font aujourd’hui la leçon à Israël n’ont pas hésité à raser des quartiers entiers.
Le décompte des victimes est effectué chaque jour avec une étonnante précision par un « ministère de la Santé du Hamas » dont on a à cette occasion appris l’existence[2]. Si dans le conflit russo-ukrainien, les belligérants cherchent à minimiser leurs pertes qui sont des signes d’affaiblissement, le Hamas cherche à les maximiser car le décompte des pertes, toutes qualifiées de « civiles », est le leitmotiv de la mobilisation internationale en sa faveur.
Si le XXe siècle a été celui de l’industrialisation de la guerre, le XXIe est celui de sa médiatisation : les medias internationaux construisent des opinions publiques qui déterminent le soutien matériel et financier des puissances aux belligérants. Les médias et plus encore le cyberespace constituent aujourd’hui un méta-champ de bataille qui interagit avec le théâtre d’opérations.
Cette guerre symbolique est structurée par l’opposition entre, d’une part, un droit international qui s’efforce de distinguer les militaires et les civils, et, d’autre part, une pratique qui n’a que faire de cette distinction (les civils utilisés comme boucliers des combattants ou considérés comme des cibles légitimes d’attaques terroristes). L’avantage va aux barbares, qui jouent sur les deux tableaux quand leurs adversaires sont sommés par tous les idéalistes de la planète, ou se faisant passer pour tels, de respecter scrupuleusement la distinction.
Nouvelle version du « Viva la muerte ! », l’exposition au regard international des souffrances des enfants offre un tel bénéfice politique qu’il n’est pas question de les limiter, mais qu’elles sont mises en scène par ceux dont le devoir, dans toute société qui se respecte, serait de tout faire pour protéger les enfants et non de les exhiber.
Cette vérité, malgré l’abondance des preuves, n’a pas trouvé sa « fenêtre d’Overton », on n’en veut pas. J’ai évoqué la résurgence des pulsions antisémites, trop heureuses de pouvoir s’ébattre dans les moites effluves du camp du Bien après tant d’années de confinement ignominieux. Mais le « Sud global », hors monde musulman, n’est pas antisémite. Il est attentif au discours décolonialiste qui assigne à Israël le rôle du dernier colonisateur, autrement dit du super-blanc, autre version du salaud ontologique.
Quant à notre Occident, il a la religion des victimes innocentes pour reprendre les mots si justes de Charles Rojzman[3]. Il déteste ceux qui préfèrent le combat à la plainte. Les 1200 morts du 7-Octobre sont effacés par la volonté d’Israël de faire face et d’éliminer l’ennemi. Faire la guerre est une faute de goût, « tu n’auras pas ma haine » est notre mot d’ordre. Ce sont les victimes et non les héros qui nous font vibrer car nous pouvons nous identifier à celles-là et non plus à ceux-ci. Alors, vivent les malheureux Palestiniens et A bas les Juifs – pardon les Israéliens. Cette préférence sans discernement pour les victimes voudrait passer pour un progrès de la civilisation occidentale, elle n’est qu’un aspect de ce que Jean Vioulac a justement repéré comme sa pulsion de mort[4].
[1] Les entrées des tunnels ont été trouvées dans des maisons d’habitation, parfois dans des chambres d’enfants.
[2] La validation de ces décomptes par des agences de l’ONU, que ne manque jamais de souligner la grande presse, ne constitue pas une confirmation crédible tant on sait que depuis des décennies cette organisation manifeste un constant parti-pris anti-israélien.
[3] “Le Palestinisme: invention d’une religion”, Causeur 16 août 2025
[4] Cf Jean Vioulac « La catastrophe qui vient » Le Grand Continent 30 mars 2024.