Chemaiya et Avtalion

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Pirqé Avoth/Maximes de nos Pères 1,10-11

La génération faisant suite à Yehouda ben Tabaï et Chim’on ben Chéta’h, est marquée par la personnalité de deux autres Sages, continuant eux aussi la tradition des binômes, de générations à deux têtes, avec Chemaiya et Avtalion. Les suivants, les plus célèbres du reste, formeront la dernière maille de cette chaîne de « zougoth », des générations dirigées par deux Sages. Sans doute cela n’était-il plus possible après cela : dès lors se sont développées deux écoles divergentes et opposées, preuve d’une certaine incapacité à s’affronter dorénavant dans la paix…

L’identité de ces Sages

Revenons donc à nos présents Tanaïm. Leurs noms peuvent paraître surprenants, mais en réalité, leur identité le sera encore plus : il s’agit de deux Sages issus de familles de convertis, que nos Maîtres (Guittin 57b) affilient au roi assyrien San’hériv (Sennachérib). Ce souverain a vécu quelques décennies avant la destruction du Premier Temple.
Toutefois, le Rambam, puis le rav ‘Ovadia de Bartenora, précisent que ces Sages étaient eux-mêmes des convertis. Cette indication a entraîné un grand débat, conclu par le Maharal (rapporté dans le Tossfoth Yom Tov) de manière apparemment négative : une telle identité n’est pas possible.
Pourquoi ?
L’un des grands auteurs impliqués dans ce débat, le Rachbets (rabbi Chi’mon ben Tséma’h Duran, Algérie, 1361-1444), rapporte dans son Magen Avoth la Guemara dans Qidouchin (76b), selon laquelle on ne pourra pas donner un poste de dirigeant du peuple d’Israël à une personne qui n’émane pas du peuple juif, même si sa mère est juive d’origine. C’est le problème rencontré avec Agrippas : les Sages lui ont dit qu’il était leur frère, justement du fait de la judaïcité de sa mère, mais en vérité, cette affirmation n’était pas juste : cela ne suffit pas pour devenir roi en Israël (Sota 41a) – et ces Sages ont été punis pour leur flatterie superflue. Or, la fonction de nassi (président), ou de Av Beth Din,  d’ailleurs exercée par nos deux Sages présents, comptait assez pour impliquer chez eux une filiation juive à part entière.
Or, ajoute le Rachbets, l’origine étrangère de nos deux Sages semble bien confirmée par une autre Guemara (Berakhoth 47a), dans laquelle Hillel, le maître de la génération suivante, nous est présenté comme employant une expression déformée, uniquement parce qu’un disciple est tenu de suivre l’expression utilisée par son maître, quand bien même cela provenait d’une difficulté personnelle à prononcer certaines lettres. Or, précise le Rachbets, en effet, les personnes étrangères à notre peuple ont peine à prononcer des lettres telles que le hé, le ‘heth, le ‘ayin ou le khaf (et ce, jusqu’à ce jour, défaut du reste présent dans certaines communautés juives également, sans aucun doute, du fait de l’influence de la langue locale.
Comment alors comprendre que ces Sages aient été appelés à remplir les plus hautes fonctions dans le cadre du peuple juif ?
C’est que, propose le Rachbets, nul n’égalait ces Sages en sagesse et en connaissance en Tora. Tout l’interdit de nommer des personnes à la tête du peuple juif, quand elles n’ont pas une filiation entière, n’est indiqué que si d’autres sont en mesure de prendre en main la direction des affaires du peuple. Or, dans le cas de ces deux grands Sages, il faut croire que nul ne les valait !
Restons encore un instant en compagnie du Rachbets pour prendre connaissance d’une autre de ses remarques. Elle concerne le nom même de « Avtalion », d’une consonance a priori négative, correspondant à une nullité (« bitoul »). Est-ce ainsi que l’on peut désigner un converti, de surcroît de Av Beth Din du peuple juif ? Le Rachbets propose une autre analyse : il serait le « père des enfants », av-talia, le père des orphelins. Ainsi, l’honneur du Juif le plus hautement placé de sa génération est-il sauf…

Leur message

Chemayia laisse un message bref (Michna 10) : « Aime le travail, déteste le rabbinat et ne te fais pas connaître des autorités. »
En voici des messages qui nous interpellent… Que veut-il dire ?
« Aime le travail ». Le rav ‘Ovadia : « Même si l’on a de quoi vivre, il faut avoir une occupation, car l’oisiveté mène à la folie (Ketouvoth 59b). » Les autres commentateurs insistent tous sur ce même fait, à savoir qu’il faut avoir un métier dans la vie, et l’appliquer. De nombreux exemples tirés de nos sources prouvent que telle était la conduite de nos grands Sages. Notons tout de même l’exception que semble indiquer la discussion entre rabbi Yichma’ël, selon lequel il faut en effet se conduire selon la nature des choses, et rabbi Chim’on ben Yo’haï : « Comment, on va labourer en son temps, semer au moment des semailles, effectuer les récoltes au moment voulu, battre les blés après cela, vanner ? – et la Tora, que va-t-elle devenir ? Non : quand Israël se plie à la Volonté du Ciel, leurs travaux sont effectués par d’autres. […] Et quand cela n’est pas le cas, c’est eux qui doivent peiner… Même les besognes des autres leur seront alors imposées. »  Dans la réalité, cette question fait l’objet d’un très grand débat entre le Rambam et le Kessef Michné – qui n’est autre que le rav Yossef Caro, le rédacteur du Choul’han ‘Aroukh, sur lequel repose l’ensemble du peuple juif. Le Rambam (Avoth 4,6) voit dans le travail la meilleure des conduites possibles, et prouve lui aussi que tous les Sages y étaient plongés. Rabbi Yossef Caro (Hilkh. Talmud Tora 3,10) veut prouver que cela n’est pas vrai, mais qu’une partie des Sages de la Michna et de la Guemara étaient employés par la société pour enseigner ou juger. Il ajoute en seconde option que même si la description du Rambam est juste, pour ces hautes périodes, tout a changé. Voici sa conclusion : « Nous avons vu que tous les Sages d’Israël d’avant la période de notre maître (le Rambam) et après lui n’ont pas hésité à prendre un salaire du public. Même si nous voulons accepter que la Halakha suit le commentaire de la Michna de notre maître, il se peut que tous les Sages des générations ont décidé [autrement], que (Tehilim/Psaumes 119,126) quand « le temps exige d’agir pour l’Eternel, il faut savoir aller contre la Loi » – à savoir que si les enseignants et les élèves n’avaient pas de quoi vivre, ils ne pourraient pas se consacrer à la Tora comme il faut. On en viendrait alors à l’oublier, que D’ nous en préserve ; quand, au contraire, leur subsistance est assurée, la Tora va en se répandant et en grandissant. »
La présente Michna date donc de la période où les gens se trouvaient en mesure de mener les deux combats à la fois : l’étude de la Tora et la préoccupation des soucis matériels. Pour ce qui nous concerne, le monde de la Tora s’inscrit dans la compréhension du rav Yossef Caro et admet le principe d’un soutien des enseignants et des élèves sur le plan financier.
« Déteste le rabbinat ». En une seconde explication, le rav ‘Ovadya comprend que la Michna préconise d’éviter de se conduire avec force face au public, car une telle conduite amène celui qui agit ainsi dans sa tombe. Comme Rachi le rapporte à cet égard, Yossef est mort avant tous ses autres frères, justement parce qu’il faisait partie du pouvoir en Egypte. Un métier dangereux en soi…
Notons que le Rachbets refuse l’expression d’une telle mise en garde face au « rabbinat ». Il faut comprendre ici ce terme comme un refus de toute prise de pouvoir, sauf bien sûr celle d’un poste rabbinique proprement dit.
« Ne te fais pas connaître des autorités ». Le rav ‘Ovadya : « Afin d’arriver au pouvoir ». Autre explication : « Le pouvoir risque de te faire abandonner la bonne voie, que l’Eternel nous a montrée » – le danger qui menace tous ceux qui visent à prendre place dans les arcanes du pouvoir. Rachi, pour sa part, nous met en garde : « Le pouvoir ne favorise quelqu’un que pour son propre intérêt. »

Avtalion s’adresse aux autres Sages (Michna 11) : « Sages, faites attention à ce que vous dites. Il se peut qu’à l’avenir, vous deviez partir en exil, en un endroit aux eaux mauvaises ; que vos disciples, qui viennent après vous, en boivent et en meurent, de sorte que le Nom divin en sortirait profané. »
Pour Rachi, cet avertissement concerne en effet tout maître : il doit se montrer bien clair dans son exposé. De fait, dans la vie, tout peut arriver – même devoir s’exiler, et arriver alors quelque part où les disciples ne sont pas de très bon niveau (les eaux mauvaises). Ils en arriveraient alors à des conclusions inverses de la vérité. De fait, ce maître leur aura prodigué un exposé d’une qualité médiocre, habitué qu’il avait été à se faire comprendre de ses anciens élèves sans fournir d’effort. Contrairement aux nouveaux, eux s’étaient trouvés en mesure d’apprécier et de compléter son enseignement tel quel. Ce malentendu provoquera une grande profanation du Nom divin, notamment quand les disciples comprendront comme permises des choses totalement interdites.
Le Rambam, puis les autres commentateurs, préfèrent parler du risque que les gens du nouvel endroit soient franchement des renégats, susceptibles d’exploiter les paroles du rav pour confirmer leurs idées contraires à la Tora.

Autres citations

Une anecdote dans la Guemara prouve l’immense importance de ces deux Sages au sein du public : « Une fois, le Kohen gadol sortait du Temple (sans doute après le service de Yom Kippour), et tout le monde marchait auprès de lui. Quand les gens ont vu Chemaya et Avtalion, ils l’ont abandonné et se sont mis à suivre ces deux maîtres. Le Kohen gadol, fort vexé, leur lança : « Que les descendants des peuples partent en paix ! » (allusion à la filiation de ces deux Sages). Ils lui répondirent : « Que les descendants des peuples aillent en paix, eux qui suivent la conduite de Aharon ; mais cela ne sera pas le cas du descendant de Aharon, qui, lui, ne la suit pas (et ne se gêne pas de faire honte à des convertis, Rachi ad loc.) » » (Yoma 71b).

En une autre occasion, fort connue, nous recevons même un tableau en direct du Beth haMidrach, dans lequel ces deux maîtres étudiaient (id. 35b) : « Le pauvre et le riche se retrouvent devant la justice (divine, en fin de parcours). Au pauvre on dit : « Pourquoi n’as-tu pas étudié la Tora ? » Il dit : « J’étais pauvre, et mon temps était occupé à trouver de quoi vivre ». On lui répond : « Etais-tu plus pauvre que Hillel ? On dit sur Hillel l’ancien que chaque jour, il travaillait et gagnait l’argent qu’il devait. La moitié était consacrée à payer le gardien du Beth haMidrach, et l’autre à assurer l’entretien de sa famille. Une fois, il ne gagna rien, et le gardien l’empêcha de rentrer. Il grimpa sur le toit et se mit sur la lucarne, afin de pouvoir entendre les paroles du D’ vivant de la bouche de Chemaya et d’Avtalion. A été précisé : « Ce jour-là était un vendredi d’hiver, et il neigeait. Quand le jour se leva, Chemaya dit à Avtalion : ‘Mon frère, tous les jours, la salle reçoit de la clarté de dehors ; aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Le ciel serait-il tellement chargé ?’ Ils levèrent leurs yeux et virent une forme humaine bloquant la lucarne. Ils montèrent et découvrirent Hillel sous trois coudées de neige. Ils le dégagèrent, enlevèrent la neige, l’enduirent  d’huile et le mirent à côté du feu. Ils dirent : ‘Il aurait fallu profaner le Chabbath pour le sauver »’  – le cas échéant.

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