Le piège de l’UNRWA, Michel Gurfinkiel

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L’agence onusienne créée pour mettre fin au problème des réfugiés palestiniens, l’UNRWA, l’a au contraire pérennisé. Ou comment la générosité internationale s’est retournée contre elle-même.

William O. Douglas, juge à la Cour suprême des Etats-Unis, effectue en 1950 un voyage d’études en Israël et en Jordanie, dont il tire un livre, Strange Lands and Friendly People (« Pays étranges et braves gens »). Il recueille le témoignage de Karl Reiser, le directeur de la Croix-Rouge à Amman, et du père William, un franciscain qui travaille au camp de Sukhneh, où seize mille réfugiés palestiniens ont été regroupés : « Un beau matin », explique le père William, « on lui demande de prendre en charge un groupe de réfugiés d’origine bédouine qui campait à la périphérie d’Amman. Karl y est allé. Le premier jour, il a enregistré deux cents personnes. Le deuxième jour, trois cents. Le troisième, plus de cinq cents. Il m’a demandé s’il y avait réellement autant de réfugiés bédouins dans la région. Je lui ai répondu qu’à mon avis, il n’y en avait qu’une centaine en tout et pour tout. »

Karl Reiser décide d’enquêter, avec l’aide d’employés arabes. Conclusion : « Un petit groupe de Bédouins s’était installé derrière une colline, à un mile de distance environ, et ses membres se faisaient constamment réenregistrer. Pour ne pas être reconnus, les hommes mettaient ou retiraient leur keffieh, ou prenaient soin de se faire accompagner, à chaque inscription, de femmes ou d’enfants différents. »

Chaque inscription donne droit, évidemment, à une aide supplémentaire. Dans la Jordanie de 1950, cela suffit à passer de la pauvreté à l’aisance. Comment résister à la tentation ? Mais ce scénario finit par impliquer également des non-réfugiés. Un étrange engrenage se met en place…

Le premier rapport des Nations Unies sur les réfugiés de Palestine, publié le 10 septembre 1948, comptabilise 360 000 personnes déplacées. Le deuxième, publié le 18 octobre 1948, à un moment où les opérations militaires ont cessé dans la plupart des zones densément habitées de Palestine, arrive au chiffre de 472 000 réfugiés, principalement arabes, et
estime qu’on ne devrait pas aller au-delà de quelque 500 000 réfugiés au total. Dans un premier temps, les secours ont été assurés par des organisations caritatives occidentales, les mêmes qui ont pris en charge quelque 40 millions de personnes déplacées en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : l’American Friends Service
Committe (AFSC), émanation du mouvement quaker, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge (LRCS). Elles ont été rejointes par une Mission pontificale en Palestine (MPP).

En juillet 1948, le médiateur de l’Onu, le comte Bernadotte, fédère ces organisations sous une ombrelle commune, le Projet des Nations Unies pour les Secours face à la Catastrophe (United Nations Project for Disaster Relief, UNDRP). Le 1er décembre 1948, l’Onu met en place une agence provisoire, dotée de son propre personnel et d’un budget
de 32 millions de dollars (près de 400 millions de dollars de 2024) : le Secours des Nations Unies pour les Réfugiés de Palestine (United Nations Relief for Palestine Refugees, UNRPR), dont le siège est à Genève.

Un an plus tard, le 30 novembre 1949, l’Onu constate que le problème des réfugiés palestiniens n’est pas réglé en dépit de la signature, plusieurs mois plus tôt, de cessez-le-feu entre Israël et les belligérants arabes, et qu’il est donc «nécessaire de maintenir une aide humanitaire » en faveur de ces populations, « afin de les protéger de la famine et de la détresse ». A cette fin, elle transforme l’UNDRP en Agence des Nations Unies pour le Secours et les Travaux en faveur des Réfugiés de Palestine au Proche-Orient (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East, UNRWA), dont le siège est fixé à Beyrouth, sur le terrain.

Aucune aide spécifique n’est prévue pour les réfugiés juifs du monde arabe et islamique qui affluent au même moment en Israël.

L’UNRWA commence ses opérations le 1er mai 1950. Son premier budget annuel s’élève à 54,9 millions de dollars (environ 686 millions de dollars de 2024) : dont 20,2 millions pour l’aide directe, 13,5 millions pour les travaux à effectuer en 1950 et 21,2 millions pour provisionner des travaux à lancer pendant les six premiers mois de 1951). Un budget additionnel de près de 23 millions de dollars (plus de 300 millions de dollars de 2024) est affecté à quatre « grands chantiers » destinés à accélérer la réinserion des réfugiés dans les pays d’accueil : la mise en valeur du Wadi Zerqa en Transjordanie, du Wadi Qilt en Cisjordanie, de la vallée du Litani au Liban et de celle du Ghab en Syrie.

Ces crédits sont considérables. « Grands chantiers » non compris, ils correspondent à près de 10 % du PNB libanais à la même époque, au sixième du PNB de la Syrie, à la totalité du PNB transjordanien. En d’autres termes, ils assurent d’emblée à ceux qui en bénéficient un niveau de vie égal ou supérieur à une partie des populations non-réfugiées.

Pourquoi une telle générosité ? Les organisations caritatives et les agences internationales ont tout simplement géré le problème palestinien en fonction de leur expérience européenne. Cela impliquait la distribution de rations alimentaires nettement supérieures à celles dont disposaient les populations pauvres du Levant à la même époque, mais aussi
la distribution de vêtements d’hiver puis d’été, la mise en place d’un réseau dense de cliniques et d’infirmeries et enfin la création d’un système éducatif sans équivalent dans la région.

En septembre 1949, l’UNRPR constate qu’elle distribue des rations alimentaires à plus d’un million de personnes. «Nous sommes contraints de conclure à des cas de redondance dans les dossiers de réfugiés », déclarent sobrement ses responsables. Dès sa création, l’UNRWA décide donc de procéder à un recensement des réfugiés et « autres demandeurs d’aide».
L’opération commence en mai 1950. La plupart des quatre cents enquêteurs engagés à cette fin se laissent corrompre, ou font l’objet de menaces ; il faut les remplacer, ou leur procurer des gardes du corps.

Au printemps 1951, l’UNRWA suspend les nouvelles inscriptions tant que le recensement n’est pas terminé : une mesure qui, pense-t-on, incitera les demandeurs à plus de discipline. Des émeutes éclatent. L’Agence internationale suspend la distribution des secours : nouvelles émeutes, plus violentes encore que les précédentes. La presse arabe
accuse l’UNRWA de vouloir « assassiner » les réfugiés, en commençant par « les enfants privés de lait ». Les gouvernements arabes exigent la reprise immédiate des inscriptions et des distributions. Dirigée et encadrée par des Occidentaux chrétiens – anglo-saxons et scandinaves pour la plupart -, l’agence est accusée de mener une politique «colonialiste », « impérialiste », « raciste », à l’égard des Arabes et des musulmans.

En juin 1951, l’UNRWA capitule. Elle renonce au recensement et reprend ses distributions. En contrepartie, les gouvernements arabes acceptent de « plafonner » les populations de « réfugiés et autres victimes de 1948 » à près d’un million de personnes, étant entendu que les enfants à venir seront agrégés à ce premier total.

Cela peut passer pour un compromis. Mais dès lors, l’organisation sera sans cesse confrontée à de nouveaux chantages, et ne pourra que céder à nouveau. Elle acceptera successivement la pérennisation et l’hérédisation de la population assistée – le seul cas de ce type sur une période de plus de soixante-quinze ans -, le maintien et le renforcement
des personnels de l’agence, leur arabisation presque totale, et enfin la collusion d’une partie d’entre eux avec des organisations terroristes telles que le Hamas à Gaza.

Pour les Palestiniens, le phénomène UNRWA a été avantageux à court et moyen termes, mais désastreux à plus long terme. Il a conduit, dans une partie au moins de la société palestinienne, à une « culture d’irresponsabilité », fondée sur l’attente de l’aide extérieure (1,2 milliard de dollars par an en moyenne, contre 12 milliards pour les 32 millions d’autres réfugés secourus par l’Onu), mais aussi à une « culture du déni », où les circonstances des années 1948-1951 ne sont jamais abordées de manière réaliste. C’est l’une des raisons pour lesquelles une population relativement bien éduquée n’a pu devenir une « start up nation » arabe : capable de se développer en synergie, ou pourquoi pas en concurrence, avec Israël.

© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2024

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