Le plan Inde-Israël qui est resté secret

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« Kahuta », l’opération qui n’a jamais décollé

Le scénario circulait déjà dans les couloirs du renseignement au début des années 1980 : une frappe préventive, discrète et conjointe, visant l’usine d’enrichissement d’uranium de Kahuta, près de Rawalpindi. L’objectif affiché : stopper net la course au nucléaire militaire du Pakistan. Selon l’ancien officier de contre-prolifération de la CIA Richard Barlow, l’Inde et Israël avaient poussé l’idée assez loin pour en dessiner les contours. Mais la Première ministre indienne d’alors, Indira Gandhi, ne l’aurait pas autorisée. Pour Barlow, ce refus fut « dommageable ». Quarante ans plus tard, l’épisode ressurgit, entre révélations et archives, comme une pièce manquante d’une stratégie régionale avortée.

Dans l’esprit des planificateurs, l’opération s’inspirait d’un précédent : la destruction par Israël du réacteur irakien d’Osirak en 1981. Des récits de l’époque évoquent un possible usage de bases indiennes pour des appareils israéliens, avec un trajet à très basse altitude pour déjouer les radars et frapper les centrifugeuses de Kahuta. À Delhi, l’idée séduisait certains stratèges : empêcher l’émergence de l’« équilibre de la terreur » avec Islamabad. À Jérusalem, l’enjeu dépassait l’Asie du Sud : éviter la prolifération vers des acteurs hostiles au Moyen-Orient.

Mais la mécanique géopolitique d’alors imposait d’autres calculs. Washington, en pleine mise en œuvre de la « Reagan Doctrine », s’appuyait sur le Pakistan comme pivot logistique et politique de l’effort clandestin contre l’armée soviétique en Afghanistan. Une attaque, surtout si elle portait la signature israélienne, risquait d’embraser la région et de briser ce pont vital. Des responsables pakistanais, de leur côté, auraient prévenu que toute frappe sur Kahuta entraînerait des représailles contre les installations nucléaires indiennes — et, côté israélien, la centrale de Dimona était explicitement mentionnée dans certaines mises en garde. La dissuasion, déjà, s’exprimait par menaces croisées.

Le centre de Kahuta n’était pas anodin : sous la houlette du métallurgiste Abdul Qadeer Khan, le complexe (Khan Research Laboratories) portait l’effort d’enrichissement d’uranium qui culminera, en 1998, avec les premiers essais nucléaires pakistanais (Chagai-I). Aux yeux de New Delhi, c’était la matrice de la parité stratégique que l’Inde souhaitait empêcher ; pour Israël, un nœud possible de prolifération vers des régimes adverses. Les partisans d’une action préventive arguaient qu’une frappe chirurgicale, bien que risquée, pouvait « résoudre beaucoup de problèmes ». La décision politique a tranché : elle valut à l’Asie du Sud d’entrer dans l’ère de la dissuasion bilatérale plutôt que dans celle d’une aventure militaire à très haut risque.

La part d’ombre demeure : Barlow dit avoir entendu parler du projet sans y être intégré ; d’autres récits évoquent des répétitions et des maquettes grandeur nature de sites pakistanais pour l’entraînement des pilotes. Les chronologies varient — 1982, 1983, 1984 — selon les sources. Mais un fil rouge s’impose : l’interdépendance entre le théâtre afghan, la nécessité américaine de préserver son partenariat avec Islamabad, et le calcul, à Delhi, qu’une opération spectaculaire pouvait déclencher une quatrième guerre indo-pakistanaise. Dans ce contexte, Indira Gandhi aurait estimé qu’un bénéfice opérationnel hypothétique ne compensait pas le coût stratégique bien réel.
Qu’aurait changé une attaque ? Peut-être un délai de quelques années, sans assurance de neutraliser totalement le programme. À l’inverse, le risque d’escalade conventionnelle — voire nucléaire à terme — était tangible. Les faits ultérieurs parlent d’eux-mêmes : le Pakistan a testé l’arme en 1998, l’Inde l’avait précédé la même année, et la stabilité régionale repose depuis sur une dissuasion fragile, ponctuée de crises (Kargil, 1999 ; tensions de 2001-2002 ; incidents frontaliers récurrents).

Au final, l’« opération Kahuta » reste un chapitre hypothétique de la guerre de l’ombre. Elle rappelle surtout la réalité prosaïque des décisions d’État : la ligne de crête entre audace et imprudence, l’arbitrage entre l’instant tactique et la profondeur stratégique. Dans les archives comme dans les confidences tardives, on devine une opération prête à bondir — et la main qui, au dernier moment, a choisi de la retenir.

Jforum.fr

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