Le retour de la bête immonde

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Le retour de la bête immonde, par Richard Abitbol (Tribune Juive)
« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. » — Bertolt Brecht
À nous de la nommer, de la combattre, et de refuser qu’elle triomphe à nouveau

Le 7 octobre 2023 restera gravé dans l’histoire comme une fracture morale. Ce jour-là, Israël a été frappé par une attaque d’une barbarie inouïe, orchestrée par le Hamas. Ce fut le plus grand massacre de civils juifs depuis la Shoah. Des familles entières ont été décimées dans leurs maisons, des enfants brûlés vifs, des femmes violées et exécutées, des vieillards abattus sans pitié. Les images, insoutenables, ont été diffusées par les bourreaux eux-mêmes, qui se glorifiaient de leurs actes. Ce crime, par son ampleur et sa cruauté, aurait dû provoquer une indignation universelle, un sursaut moral, une condamnation sans appel. Mais le monde est resté étrangement silencieux.

Dans les jours qui ont suivi, l’attente d’une réaction mondiale unanime s’est heurtée à une indifférence glaçante. Les capitales occidentales n’ont pas vibré d’émotion. Les foules, si promptes à s’enflammer pour d’autres causes, ne sont pas descendues dans les rues. Les universités, autoproclamées gardiennes de la conscience morale, sont restées muettes, comme si la vie des victimes juives ne méritait pas leur indignation. L’Autorité palestinienne, dont l’idéologie alimente celle du Hamas, n’a subi ni sanctions ni boycott. Les chancelleries occidentales se sont contentées de déclarations tièdes, rapidement éclipsées par une obsession maladroite pour l’« équilibre » diplomatique, évitant de nommer clairement le mal.

« Le mal est banal : il consiste à détourner les yeux. » — Hannah Arendt

Ce silence n’était pas neutre. Il était complice. Comme dans les années 1930, le refus de voir, de nommer, de condamner a ouvert la voie à une normalisation insidieuse de l’horreur. L’indifférence a préparé le terrain à une inversion accusatoire, où la victime deviendrait coupable, et le bourreau, un héros.
Deux ans plus tard, en octobre 2025, le silence a cédé la place à une distorsion morale encore plus grave. Loin de s’amenuiser, la rhétorique antisémite s’est amplifiée, drapée dans les oripeaux d’un antisionisme militant. Depuis l’automne 2024, le monde s’est embrasé dans une logique perverse : les boycotts visent non pas les agresseurs, mais Israël, la victime. Les rues d’Europe résonnent de cortèges où des slogans haineux rappellent les heures les plus sombres des années 1930. Les universités occidentales, jadis lieux de débat et de raison, se sont transformées en foyers d’un antisionisme virulent, où l’antisémitisme se dissimule à peine sous des discours pseudo-progressistes.

Les chancelleries européennes, dans une course à la reconnaissance diplomatique d’une « Palestine » fantasmée, ont transformé les crimes du Hamas en une victoire politique. Les appels à la « paix » se muent en une capitulation morale, où l’agresseur est récompensé et la victime vilipendée. Ce renversement des valeurs évoque les pires moments de l’histoire, lorsque les démocraties européennes cédaient face aux totalitarismes pour préserver une paix illusoire.

En France, le président Emmanuel Macron a franchi une ligne rouge par ses ambiguïtés calculées. Ses discours, soigneusement pesés, laissent entendre que la victime, Israël, porterait une part de responsabilité dans les violences qu’elle subit. Cette rhétorique, subtile mais insidieuse, fait écho à une vieille tradition accusatoire, déjà entendue dans les périodes les plus troubles de l’histoire. Elle rappelle une phrase prononcée par Charles de Gaulle le 27 novembre 1967, lors d’une conférence de presse restée dans les mémoires :

« Peuple d’élite, sûr de lui et dominateur […] En dépit du flot, tantôt montant, tantôt descendant, des malveillances qu’ils suscitaient dans certains pays et à certaines époques… » — Charles de Gaulle, 1967

Le mot « suscitaient » est révélateur. Il insinue que les Juifs seraient à l’origine de la haine qu’ils subissent, qu’ils provoqueraient eux-mêmes leur malheur. Cette idée, au cœur de l’antisémitisme séculaire, transforme la victime en coupable. De Gaulle, héros de la Résistance, a rouvert une brèche en 1967, donnant une caution d’État à cette inversion accusatoire. Ce faisant, il a libéré une parole antisémite qui, vingt ans seulement après la Shoah, semblait encore contenue.

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde. » — Albert Camus

En 2025, ce mécanisme se répète avec une intensité redoublée. On accuse Israël de provoquer la violence qui le frappe. On justifie l’injustifiable. On inverse les rôles.

Le parallèle avec l’Allemagne nazie est terrifiant. Les boycotts contre Israël rappellent le « Kauft nicht bei Juden » (« N’achetez pas chez les Juifs ») de 1933, lorsque les commerces juifs étaient ciblés par la haine organisée. Les cortèges d’étudiants scandant des slogans anti- israéliens évoquent les jeunesses hitlériennes, galvanisées par une idéologie de destruction. Les chancelleries européennes, par leur empressement à apaiser les agresseurs, rejouent la conférence de Munich de 1938, où la paix fut achetée au prix de la justice.

Mais la différence entre les années 1930 et 2025 est encore plus accablante. À l’époque, certains pouvaient encore prétendre ignorer l’ampleur des intentions nazies. Les camps de la mort, les chambres à gaz, étaient dissimulés, installés loin des regards, codés dans un langage euphémisé. Les démocraties pouvaient, après coup, plaider l’ignorance : « Nous ne savions pas ».

Le Hamas, lui, n’a rien caché. Il a filmé ses atrocités, diffusé en direct l’égorgement d’enfants, le viol de femmes, l’exécution de vieillards. Il a exhibé ses crimes comme des trophées, les revendiquant avec fierté. Ces images, accessibles à tous, ont été vues par le monde entier. Et pourtant, l’Europe et l’Occident minimisent, excusent, ou pire, accusent la victime.

« Cela est arrivé, donc cela peut arriver de nouveau. » — Primo Levi
La différence entre les années 1930 et 2025 réside dans cette transparence macabre. Les nazis dissimulaient leurs crimes ; le Hamas les glorifie. Les démocraties d’hier pouvaient prétendre ne pas savoir ; celles d’aujourd’hui savent et choisissent de détourner le regard. Cette complicité par omission est plus grave encore, car elle est pleinement consciente. La Shoah, enseignée dans les écoles, documentée dans les musées, inscrite dans la mémoire collective, n’a pas suffi à empêcher le retour de la bête immonde.

« Le souvenir de la Shoah ne protège de rien, il accuse davantage ceux qui recommencent ». — Léon Poliakov
En octobre 2025, le monde assiste à une résurgence de l’antisémitisme sous des formes à peine déguisées. Les leçons de l’histoire, si chèrement apprises, semblent oubliées. Les boycotts, les manifestations, les discours ambigus des dirigeants, tout converge vers une réhabilitation insidieuse de la haine. Le ventre dont est sortie la bête immonde, pour reprendre les mots de Bertolt Brecht, est encore fécond. Et cette fois, nul ne pourra dire qu’il ne savait pas.

« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. » — Bertolt Brecht
Ce texte n’est pas seulement un cri d’alarme. Il est un appel à la vigilance, à la mémoire, à la responsabilité. Car si l’histoire se répète, c’est parce que nous laissons faire. La bête immonde n’est pas une fatalité ; elle prospère dans notre silence, notre indifférence, notre lâcheté.
À nous de la nommer, de la combattre, et de refuser qu’elle triomphe à nouveau.

 

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