L’homme qui nourrit Gaza veut fournir un million de repas quotidiens face à la famine

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José Andrés, fondateur de WCK, a rencontré d’anciens otages, visité Deir al-Balah et affirme éprouver de la compassion pour Israéliens et Palestiniens

Rencontrer José Andrés autour d’un déjeuner a quelque chose de symbolique. Ce chef d’origine espagnole, installé aux États-Unis alors qu’il venait d’avoir vingt ans, a passé plusieurs dizaines d’années à diriger les cuisines de divers restaurants haut de gamme à travers le pays.

En 2010, Andrés a décidé qu’il ne voulait plus se contenter de satisfaire l’appétit des nantis. C’est pourquoi il a fondé World Central Kitchen (WCK), une organisation à but non lucratif qui a pour mission de nourrir les populations dans les zones sinistrées.

Depuis lors, l’organisation est intervenue dans des zones de crise à travers le monde, répondant à des catastrophes naturelles, à la pandémie de COVID et à des guerres. Elle a notamment distribué des repas chauds et du pain aux réfugiés ukrainiens à la suite de l’invasion de leur pays par la Russie en 2022.
En octobre 2023, WCK a lancé ses premières opérations à Gaza, tout en poursuivant en Israël son aide aux familles déplacées par le pogrom du Hamas le 7 octobre dans le sud du pays et par la guerre avec le Hezbollah dans le nord.
Andrés s’est rendu dans la région en avril 2024, après la mort de sept membres du personnel de WCK à Gaza, tués par des tirs de Tsahal. Il est revenu cette semaine en Israël et à Gaza pour rencontrer les personnes affectées par la guerre en cours.

« Les destructions sont colossales », a confié Andrés, 56 ans, au Times of Israel devant une assiette de houmous à Jaffa. « Voir Rafah dans un tel état… voir Khan Younès, voir toutes ces destructions, c’est bouleversant. »

José Andrés, fondateur de World Central Kitchen, lors d’une visite à la cuisine centrale de l’organisation à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 15 août 2025. (Crédit : World Central Kitchen)

Ce qu’il a découvert à Gaza lui a rappelé un désert dystopique et post-apocalyptique, tel qu’on n’en voit que dans les films hollywoodiens.

« Par endroits, on se croirait dans Mad Max, avec des camions brûlés sur le bord de la route, retournés – c’est Mad Max », a-t-il déclaré.

WCK « ne peut pas quitter [Gaza] en sachant ce qui se passe », a déclaré Andrés à propos de la situation actuelle dans la bande de Gaza. « Je ne pense pas qu’Israël puisse laisser [les choses] en l’état. »

Alors que des millions de personnes luttent pour survivre et se nourrir dans un paysage en ruines, Andrés a annoncé l’objectif ambitieux de multiplier par cinq les opérations de WCK afin de fournir un million de repas par jour aux Gazaouis.

« Il y a la famine à Gaza », a-t-il affirmé. « Je ne sais pas à quel point, mais il y a la famine à Gaza. Et nous devons faire en sorte qu’il n’y ait plus de famine à Gaza. »

« Ce ne sont pas les gars qui portent des armes qui souffrent de la faim »

WCK déploie des chefs qui s’appuient sur des réseaux locaux pour fournir de la nourriture en temps de crise. Une fois l’organisation implantée, elle confie davantage la préparation des repas aux communautés locales.

À Gaza, ses opérations dépendent largement de l’aide disponible, qui varie selon la quantité de nourriture qu’Israël autorise à entrer dans l’enclave.

En mai, après deux mois durant lesquels Israël avait bloqué l’entrée de toute aide humanitaire, WCK a annoncé avoir été contrainte de fermer ses cuisines communautaires faute de denrées.

Un bénévole local de World Central Kitchen transporte une marmite qui servira à préparer des repas pour les Palestiniens dans le besoin à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 3 mai 2024. (Crédit : AFP)

Bien qu’il ait qualifié de « peu judicieuse » la décision d’Israël de suspendre l’aide, Andrés n’a pas blâmé le Coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), l’organisme du ministère de la Défense chargé d’autoriser l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza.

« Je connais le COGAT, les gens qui y travaillent, et ils font de leur mieux. Mais en fin de compte, le COGAT ne peut faire que ce que le gouvernement lui permet », a-t-il expliqué.

Pendant ce gel, Jérusalem avait soutenu que Gaza pourrait subvenir à ses besoins grâce à l’aide qui avait afflué dans la bande de Gaza pendant le cessez-le-feu de deux mois qui avait pris fin en mars, et que l’assistance ne pourrait reprendre qu’à condition d’empêcher le groupe terroriste palestinien du Hamas de la détourner.

Cette mesure, a rétorqué Andrés, a davantage pénalisé les Gazaouis ordinaires que le Hamas.

« Si vous pensez pouvoir gagner la guerre en affamant certaines personnes, je doute que ceux qui portent les armes n’aient jamais connu la faim de leur vie », a-t-il déclaré. « Je ne suis pas stratège militaire, mais je peux vous garantir que ce seront les derniers à souffrir de la faim. Vous allez priver un million de personnes de nourriture pour tenter d’en faire céder 5 000 ? »

« Je pense que beaucoup de gens dans le monde et en Israël seront d’accord – l’humanité elle-même, nous prenons soin les uns des autres, des enfants, des femmes », a-t-il ajouté.

José Andrés, fondateur de World Central Kitchen, lors d’une visite à la cuisine centrale de l’organisation à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 15 août 2025. (Crédit : World Central Kitchen)

Plus tard dans le mois, Israël a commencé à autoriser davantage d’aide, ce qui a permis à WCK de relancer ses activités.

Aujourd’hui, WCK gère une cuisine centrale à Deir al-Balah, l’une des rares zones de Gaza encore largement épargnées par les opérations terrestres israéliennes. L’organisation soutient les boulangeries locales, fournit de l’eau potable et aide à gérer 25 cuisines communautaires à travers l’enclave. Le 14 août, WCK a annoncé distribuer 200 000 repas par jour à Gaza.

Lors de sa visite, Andrés a parcouru le site de Deir al-Balah, ainsi que les boulangeries soutenues par l’organisation.

Après son passage à Gaza et en Israël, il a confié avoir été surpris par le niveau d’ignorance de nombreux Israéliens sur la situation dans l’enclave.

Il a raconté avoir été surpris lorsque des manifestants réclamant la libération d’otages lui ont demandé de relayer ce qui se passait à Gaza, en raison, selon ceux-ci, du manque de couverture médiatique dans la presse israélienne. « Je n’aurais jamais pensé qu’une partie de la population israélienne puisse ignorer ce qui se passe réellement à Gaza », a-t-il affirmé.

L’aide reste insuffisante

Contrairement à d’autres organisations humanitaires qui publient des évaluations sur la famine, WCK, qui se concentre sur la distribution de repas chauds, évite de donner des estimations. Andrés a toutefois insisté sur le fait que le manque de nourriture était évident.

« La famine est réelle. C’est indéniable », a-t-il déclaré. « Est-ce qu’il s’agit d’un enfant, de mille, de dix mille ou d’un demi-million ? Je n’en sais rien. Il existe de bonnes organisations pour l’évaluer. Le chiffre est-il trop élevé, trop bas, exagéré ? C’est un faux débat. »

Il a souligné les mesures prises par Israël début août pour faciliter l’acheminement de l’aide – notamment les largages aériens et l’assouplissement des restrictions imposées aux organisations humanitaires – qui, selon les groupes d’aide, ont été utiles.

Le COGAT dit qu’environ 40 000 tonnes d’aide sont entrées dans la bande de Gaza la semaine dernière, mais les Nations unies (ONU) estiment qu’il en faudrait deux fois plus pour nourrir la population.

« Il y a eu une amélioration la semaine dernière, mais ce n’est pas suffisant. Il faut du temps pour rattraper les nombreuses semaines pendant lesquelles les frontières sont restées fermées », a expliqué Andrés.

En tant qu’organisation humanitaire indépendante, WCK ne relève pas de l’autorité de l’ONU et, contrairement à de nombreuses autres organisations humanitaires, elle entretient des relations globalement positives avec Israël.

Si Andrés a critiqué Israël, il évite en général toute rhétorique excessive. Après la mort de sept membres de son personnel tués par des tirs israéliens, il avait déclaré « qu’Israël vaut mieux que la façon dont cette guerre était menée ».

Interrogé sur ce ton diplomatique, Andrés a répondu que la mission de WCK était « de nourrir les gens. De nourrir les gens dans la dignité ».

« Je critique le Premier ministre Netanyahu – au final, il faut critiquer le dirigeant, on ne peut pas critiquer tout le peuple israélien, ce sont deux choses différentes », a-t-il expliqué. « Je ne sais pas ce qui se passe avec le Hamas, mais nous savons que la population civile a souffert. Et la question est : est-ce la bonne façon de procéder ? »

Immédiatement après le pogrom perpétré par le Hamas le 7 octobre, WCK est venu en aide aux centaines de milliers d’Israéliens déplacés dans le sud et aux dizaines de milliers évacués du nord. En juin, WCK était de retour en Israël pour nourrir les personnes déplacées par la guerre avec l’Iran.

Au cours de sa visite ce mois-ci, Andrés a rencontré de nombreux Israéliens, notamment d’anciens otages et des familles de personnes toujours aux mains du Hamas. Parmi eux, il s’est entretenu avec Iaïr Horn, libéré en février, dont le frère Eitan est toujours captif du Hamas.

Il a également rencontré le président Isaac Herzog et s’est rendu sur le site des massacres meurtriers du festival de musique Nova. Dans ses prises de parole publiques sur la guerre à Gaza, Andrés appelle régulièrement à la libération des otages israéliens toujours détenus par le Hamas.

Dans cette interview également, il a cherché à mettre en évidence les souffrances des deux côtés.

« Cela m’a profondément marqué d’aller le même jour à Gaza puis sur le site du festival Nova. Être témoin de la souffrance des habitants de Gaza et de la souffrance ici… Si l’on fait abstraction du lieu, de la nationalité des gens, et qu’on écoute leurs histoires, je suis convaincu à 100 % que ceux de l’autre côté ne peuvent ressentir que de l’empathie », a-t-il déclaré. « Quand on vit les deux choses le même jour, dans mon cas, on pleure à l’intérieur. »

Il a qualifié les atrocités du 7 octobre de « moment sombre pour l’humanité elle-même ».

« Mais la situation actuelle est également un moment sombre pour l’humanité », a-t-il ajouté. « Chaque pays doit défendre ses citoyens, mais l’histoire a très souvent montré que d’autres nations ont combattu le terrorisme sans pour autant détruire des communautés ou des villages entiers. »

Toujours en quête de réponses

Après l’attaque israélienne d’avril 2024 qui a coûté la vie à sept employés de WCK, l’organisation avait suspendu ses activités à Gaza pendant environ un mois. Elles avaient de nouveau été interrompues en novembre 2024, lorsque d’autres membres du personnel avaient été tués par des tirs israéliens. À l’époque, Tsahal avait affirmé que l’un des employés palestiniens tués avait participé au pogrom du 7 octobre.

Un mois plus tard, WCK annonçait la reprise de ses activités à Gaza, et le licenciement de 62 de ses 500 employés locaux à la suite d’une enquête menée par Israël.

Un bénévole local de World Central Kitchen prépare des repas qui seront distribués aux Palestiniens dans le besoin à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 3 mai 2024. (Crédit : AFP)

Dans le cadre d’une enquête menée immédiatement après l’incident d’avril, Tsahal avait conclu que des officiers avaient ordonné une série de frappes contre un convoi de WCK, soupçonné de transporter des terroristes armés du Hamas, alors même que l’organisation avait coordonné ses déplacements avec l’armée.

« L’attaque contre les trois véhicules a été menée en violation grave des ordres et instructions en vigueur », avait indiqué l’armée, qui avait limogé deux officiers impliqués dans la mort des sept employés.

Selon Andrés, les discussions se poursuivent avec Israël pour comprendre ce qui s’est passé, et des négociations sont en cours au sujet d’indemnisations.

« Nous attendons toujours des réponses, pour que le gouvernement israélien prenne en charge les familles ; nous sommes en train de finaliser les détails », a-t-il déclaré. « [Nous voulons] obtenir un compte rendu complet de ce qui s’est réellement passé, savoir qui n’a pas respecté le protocole, permettant l’événement, et voir ces personnes sanctionnées. J’ai vu le président Herzog hier, il a de nouveau transmis ses condoléances aux familles [des personnes tuées] et a exprimé ses regrets.

« C’est aussi pour cela que je veux un cessez-le-feu – pour pouvoir protéger les personnes qui travaillent pour WCK », a-t-il ajouté.

Le véhicule utilisé par l’organisation humanitaire américaine World Central Kitchen, qui a été touché par une frappe israélienne à Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, le 2 avril 2024. (Crédit : AFP)

Le 12 août, Tsahal a annoncé avoir tué cinq terroristes armés à Gaza, repérés près d’un véhicule arborant le logo de WCK et considérés comme « une menace pour les soldats ». Dans ce cas, le véhicule n’avait aucun lien avec l’organisation, qui avait été consultée avant la frappe.

WCK a confirmé ces informations et déclaré « condamner toute personne se faisant passer pour World Central Kitchen ou pour une autre organisation humanitaire, car cela met en danger aussi bien les civils que le personnel humanitaire ».

Malgré les dangers liés au travail à Gaza, Andrés a rejeté l’idée que WCK puisse détourner le regard et abandonner l’enclave, soulignant que même des Israéliens lui avaient confié qu’ils se porteraient volontaires à Gaza s’ils le pouvaient.

« De nombreux travailleurs humanitaires de toutes nationalités entrent chaque semaine à Gaza. Ils ne sont pas différents de nos équipes », a-t-il déclaré. « Que voulez-vous que je fasse ? Que je les abandonne ? »

Marche pour un million de repas

Lors de sa visite à Gaza, Andrés a annoncé son intention de développer les cuisines mobiles et d’obtenir l’autorisation d’acheminer davantage de denrées alimentaires et de carburant, pour intensifier ses opérations et fournir jusqu’à un million de repas par jour.

« Nous voulons nous assurer que nous nourrissons les gens, c’est notre mission, nous donnons aux Palestiniens les moyens de le faire », a-t-il déclaré au Times of Israel. « Je pense qu’il vaut mieux avoir plusieurs cuisines, plusieurs boulangeries, pour permettre aux travailleurs palestiniens de gagner leur vie, de reconstruire et de retourner au travail. Notre modèle : veiller à ce que chaque repas parvienne aux bonnes personnes. »

Mais sa vision se heurte à la fréquence des pillages de camions d’aide humanitaire, généralement par des habitants affamés. Selon l’ONU, la semaine dernière, moins de 8 % des camions d’aide sont arrivés à destination avec leur chargement intact. Sur les 199 camions collectés par WCK entre le 10 et le 17 août, 187 ont été interceptés en cours de route.

Pour Andrés, la solution est simple : accroître le volume.

« Il existe un moyen très simple d’empêcher les pillages : inonder les points d’entrée, et la situation sécuritaire se normalisera immédiatement. [Les Gazaouis] ont faim, à quoi vous attendiez-vous ? », a-t-il lancé. « Il nous faut plus de camions. Les entreprises de transport ont besoin de plus de camions : les pneus sont usés, les moteurs sont cassés, il y a beaucoup de problèmes », a-t-il ajouté.

Autoriser l’entrée de plus d’aide « est une solution gagnant-gagnant pour tout le monde, pour le peuple israélien et bien sûr pour le peuple palestinien », a-t-il ajouté.

Andrés a déclaré qu’il refusait de prendre parti au Moyen-Orient, « mais évidemment, j’écoute et je compatis avec la situation ».

« Je sais que certains me disent naïf, mais quand j’ai vu ces gens, ces jeunes hommes et femmes (à Gaza) qui cuisinaient et voulaient nourrir leur famille, qui voulaient avoir un travail », a-t-il déclaré.

« On ne peut pas rester insensible face à des images d’enfants affamés, ou pire encore. C’est une atrocité, et j’espère que cela prendra fin bientôt, que les otages seront libérés et que nous aurons enfin, des deux côtés, des dirigeants capables d’engager un véritable dialogue. »

« Au final, les Israéliens et les Palestiniens ne sont pas obligés d’être les meilleurs amis du monde, mais ils doivent coexister », a-t-il ajouté.

Le chef et humanitaire s’est souvenu de son étonnement en entendant les familles d’otages raconter qu’il y a plusieurs dizaines d’années, elles allaient à Gaza acheter du poisson sur les marchés en bord de mer.

« Mon D’, qu’avons-nous fait en 45 ans ? Et comment pourrions-nous revenir un jour à cette situation ? », s’est-il interrogé. « Il n’y a pas d’autre voie. »

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