Diplomatie israélienne, d’un dictateur à l’autre

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Par Francis MORITZ – Benillouche

Illustration : Rencontre entre les ambassadeurs d’Azerbaïdjan, de Turquie, d’Ouzbékistan, de Kazakhstan et d’Israël aux États-Unis.

Les dirigeants israéliens ont coutume de dire «nous avons une frontière proche avec la Russie» mais ils déclarent beaucoup moins en avoir une autre proche avec la Turquie. À situation exceptionnelle, décision exceptionnelle. Le premier ministre Naftali Bennett, qui est religieux, s’est rendu un samedi à Moscou puis à Berlin. C’est le dernier dirigeant à avoir rencontré le président russe tout en conservant le contact avec lui et l’Ukraine, alors qu’une offre de médiation du président turc avait été refusé par le Tsar du Kremlin, malgré les relations étroites entre les deux présidents, et pendant que la Turquie livre des drones offensifs à l’Ukraine.

L’autocrate d’Ankara n’a cessé de s’en prendre à l’État juif depuis des années et surprise, la présidence turque a annoncé la prochaine visite en Turquie du président Itzhak Herzog, les 9 et 10 mars. On rappelle que Erdogan et Herzog se sont déjà entretenus à quatre reprises au téléphone depuis l’entrée en fonction du président israélien. Cette visite suit deux précédentes visites récentes en Grèce et à Chypre.

En effet, la réouverture diplomatique avec Ankara serait une opportunité majeure que Jérusalem ne peut ignorer. Les relations formelles ont été glaciales au cours de la dernière décennie, mais elles n’ont jamais été rompues et la Turquie est restée un partenaire commercial important malgré les tensions. Une partie importante des importations de pétrole d’Israël arrive maintenant par pétrolier depuis le port turc de Ceyhan après y avoir été acheminée depuis le Kurdistan irakien. Le président Erdogan semble désireux de sortir de son isolement diplomatique et de la stagnation de son économie.

Au Moyen Orient les cartes sont rebattues en permanence. L’invitation d’Erdogan à Herzog est probablement liée à la situation géopolitique, aux accords d’Abraham, et au cas où son pays cesserait de recevoir du gaz russe, à la perspective de recevoir du gaz naturel israélien. Il y a une ambiguïté : Herzog est le chef de l’État mais pas du gouvernement, ce qui l’oblige à éviter les questions litigieuses. Comparé aux présidents précédents, il semble adopter un profil plus militant, complémentaire du Premier ministre Naftali Bennett. Ce qui fait dire à certains qu’Israël a deux ministres des affaires étrangères. Cette visite suit une rencontre qui s’est tenue aux États Unis réunissant les ambassadeurs d’Israël (le frère du président Herzog), de Turquie, d’Ouzbékistan et du Kazakhstan, sous l’égide de l’envoyé spécial de l’Azerbaïdjan, pays qui a déjà accepté de fournir du gaz à la Turquie en cas de «perturbations».

Sur le papier, la Turquie est située relativement près d’Israël. Pourtant, les contestations non aplanies des frontières maritimes rendraient probablement laborieuses de telles négociations, d’autant plus que le pipeline pourrait traverser une Chypre divisée. Les résultats diplomatiques pourraient s’avérer payants. En plus de mettre fin potentiellement à une décennie de conflits politiques, les déplacements de Herzog reflètent le désir de Jérusalem de faire progresser ses bonnes relations avec la Grèce et Chypre, deux membres votants importants de l’Union européenne. Bien sûr, équilibrer ces relations nécessitera beaucoup de savoir-faire en raison des profonds différends bilatéraux de la Turquie avec Chypre et la Grèce, mais le premier ministre israélien, en se rendant à Moscou et Berlin, vient de démontrer sa capacité à être dans l’action, quand bien même elle a ses limites. Israël demandera sans doute aussi un retrait du soutien au Hamas.

Pendant que l’attention du monde entier se focalise sur le conflit en Ukraine, la Turquie, membre de l’Otan et partenaire important de l’Allemagne, intensifie ses attaques contre les zones kurdes de la Syrie dont elle occupe plusieurs régions du nord et expulse les Kurdes syriens qui y résident. C’est ce qu’on qualifie, dans d’autres lieux, de nettoyage ethnique.

L’OTAN et l’Allemagne, important fournisseur d’armes à la Turquie et deuxième force de l’OTAN, tolèrent et parfois même encouragent l’invasion. Alors selon qu’on soutienne un camp ou l’autre, s’agit-il d’une guerre illégale d’agression contraire au droit international ou pudiquement d’un bouclier protecteur ou « opération spéciale » ?

En 2018, l’OTAN a appelé la Turquie à se comporter «avec modération» (Il n’y a pas de définition militaire à cette expression) et en même temps, les autres membres de l’Otan lui ont laissé «les mains libres»  y compris le nettoyage ethnique des Kurdes dont un des péchés les plus graves, est justement d’être kurde. Outre les attaques de drones, il existe une variété de méthodes avec lesquelles la Turquie pratique l’expulsion de la population des zones kurdes du nord de la Syrie. Elle occupe également des parties des régions d’Alep et d’Idlib ainsi qu’une zone au nord-est de la Syrie et lance des attaques quotidiennes, y compris avec ses alliés djihadistes, sans réaction russe. Elles visent à empêcher la normalisation de la vie dans les régions autonomes syro-kurdes. Elles sont également dirigées contre les régions du nord de l’Irak peuplées par la minorité religieuse des Yézidis, mais on entend peu ou pas de protestations chrétiennes ou droits-de-l’hommises. Les États-Unis contrôlent en fait l’espace aérien au-dessus de grandes parties du nord de la Syrie, c’est pourquoi ces attaques n’ont pas pu être menées à leur insu mais au moins avec leur tolérance.

Ces faits nous amènent à examiner les rôles respectifs de l’Allemagne dans l’Alliance et plus largement celui de l’Otan. Le gouvernement allemand a joué un rôle de premier plan dans la tolérance et le soutien des diverses offensives. Le lecteur appréciera s’il faut qualifier cette invasion de juste, de pertinente et finalement de justifiée, selon qu’elle se déroule loin de nous. Lors de l’invasion turque, Berlin a empêché la mise en œuvre d’un embargo sur les armes de l’UE contre Ankara. Dans le même temps, les déclarations de l’UE ont été édulcorées à l’instigation de Berlin et parfois qualifiées par euphémisme de «bouclier protecteur» dans les médias allemands.

        L’OTAN, qui condamne fermement l’invasion de l’Ukraine, a ouvertement soutenu l’invasion d’Afrine depuis le début. En février 2018, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a qualifié l’action de la Turquie d' »appropriée » car l’armée turque avait informé l’OTAN de toutes ses démarches. Amnesty International a accusé la Turquie de « graves violations des droits humains ». L’OTAN, en revanche, a même torpillé une enquête internationale sur l’utilisation turque de phosphore blanc contre des civils kurdes lors d’une autre conquête dans le nord de la Syrie

Ce qui précède montre hélas quelles sont les limites de l’action pour un État, fusse-t-il conscient de sa responsabilité morale, lorsqu’il est question de vies humaines. C’est une des plus hautes valeurs portées par Israël. On aura beau jeu de reprocher à tel ou tel dirigeant de maintenir des relations avec des dictateurs, des autocrates, des monarques tyranniques. Pourtant, particulièrement au Moyen Orient, les pouvoirs en place sont loin d’être des parangons de morale ou de vertu. Ce qu’un individu seul peut accepter et réaliser, n’est pas à la portée d’un État dont les intérêts supérieurs passent manifestement avant la morale. Selon la formule attribuée à un personnage emblématique «que celui qui n’a jamais péché, jette la première pierre».    

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