ENTRETIEN. Dans quelles circonstances l’islam est-il apparu ? L’épigraphie et l’archéologie nous éclairent aujourd’hui sur ses origines.
Propos recueillis par Catherine Golliau
Ce n’est qu’un début, car les recherches ne font que commencer : le territoire est immense, et le nombre des chantiers est encore limité à moins d’une trentaine de sites.
État des lieux avec Christian Julien Robin, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des mondes sémitiques et directeur des missions archéologiques françaises de Qatabân (Yémen) et Najrân (Arabie saoudite).
Le Point : L’islam est-il venu combattre le polythéisme en Arabie ?
Christian Julien Robin : Non, mais c’est ce qu’affirme la tradition savante arabo-musulmane. Les savants musulmans comme Ibn Hichâm, qui a rédigé La Vie du prophète, ou même Tabari n’étaient pas des historiens.
C’étaient des théologiens qui écrivaient à des fins apologétiques. Il fallait exalter la grandeur de l’islam.
Ces savants étaient souvent irakiens ou syriens, voire persans ; ils ne connaissaient pas bien l’Arabie et ne disposaient pas de sources fiables. Cette région a connu en effet, pendant la deuxième moitié du VIe siècle, une crise très grave qui a effacé beaucoup d’informations.
L’empire himyarite du Yémen, qui avait conquis toute la péninsule, s’est disloqué, ouvrant la voie à une anarchie généralisée, génératrice de misère matérielle et intellectuelle.
La plupart des écrits de la période ont disparu. On ne retrouve aujourd’hui que des inscriptions, dont la plus récente est datée de soixante-deux ans avant l’hégire. Progressivement s’est donc imposée l’idée qu’avant l’islam régnaient l’ignorance et le polythéisme.
Cette conviction avait la faveur des innombrables convertis issus du christianisme et du judaïsme, qui ne voulaient pas que Muhammad ait eu pour principaux adversaires des juifs et des chrétiens. Mais cette vision est largement erronée.
L’Arabie était monothéiste, et depuis longtemps.
Même La Mecque ?
C’était alors une ville insignifiante, qui ne comptait que quelques centaines d’habitants. Son fameux pèlerinage n’a eu qu’une incidence locale jusqu’à la fin du VIe siècle.
Il est alors possible qu’après avoir été miraculeusement sauvée d’une attaque elle ait acquis la réputation de bénéficier de la faveur divine, d’où une autorité nouvelle.
Mais même La Mecque n’était plus strictement polythéiste. Si on lit le Coran, on constate que l’auditoire de Muhammad à La Mecque a des réflexions, des attitudes qui impliquent une certaine forme de monothéisme.
Ainsi, quand il explique aux Mecquois qu’il est un homme envoyé par D’ pour transmettre Son message, ceux-ci lui répondent que cela ne peut pas être vrai. Pourquoi ?
Parce qu’un simple être humain ne peut avoir de contact avec D’. S’ils avaient été adorateurs d’idoles de bois ou de pierre, ils n’auraient pas répondu cela. Il est clair qu’ils avaient déjà une certaine conception de la transcendance. Ce que l’historienne américaine Patricia Crone a très bien démontré dans ses derniers écrits.
Quand on veut comprendre comment et pourquoi est apparu le monothéisme radical de l’islam, il faut étudier l’histoire de l’Arabie sur le long terme. Or elle est principalement juive.
Juive ?
Oui, le judaïsme y est prédominant avant le VIe siècle. C’est la religion officielle dans le royaume de Himyar, dans le sud de l’Arabie, et dans le nord du Hedjaz. Le christianisme, lui, est présent à l’est.
Au VIe siècle, l’Éthiopie impose sa tutelle sur Himyar, dont les rois sont désormais chrétiens. Quand l’un d’entre eux, Joseph, se révolte contre les Éthiopiens, les chrétiens alliés de l’Éthiopie sont massacrés, notamment à Najrân.
Après une terrible expédition de représailles, le roi himyarite chrétien – placé sur le trône par le roi d’Éthiopie vers 530 – fait du christianisme la religion officielle. Peu après, cependant, vers 535, le chef de l’armée éthiopienne d’occupation, Abraha, s’empare du trône.
Or la population de Himyar est juive, alors il choisit une voie médiane pour ne pas la heurter.
Sur ses inscriptions, l’invocation à la Trinité qui était « Au nom de Rahmânân, de son Fils Christ vainqueur et de l’Esprit saint » devient « Au nom de Rahmânân, de son Messie et de l’Esprit saint ».
« Rahmânân » est le nom de D’ pour les Juifs himyarites ; il est le nom du Père pour les chrétiens. Le nom qui signifie le « Miséricordieux » est conservé dans l’arabe musulman comme une épithète de Dieu sous la forme « al-Rahmān ».
Abraha propose une vision du christianisme où Jésus n’est pas un dieu, ce qui est acceptable par les Juifs.
Cette définition sera reprise par le Coran, où Jésus devient le messie fils de Myriam/Marie. Formellement, c’est identique. On peut tout à fait supposer que Muhammad a été inspiré par cet exemple.
L’Arabie est-elle vraiment « arabe » à cette époque ?
En fait, deux populations cohabitent sur le territoire. La première, qui se considère comme l’élite, vit dans une société urbanisée, administrée et intégrée dans des réseaux commerciaux ; elle respecte des lois, paie des taxes, pratique l’écriture depuis plus de mille ans et sait construire et irriguer ; elle se dit « himyarite ».
L’autre population, qui se trouve principalement dans la steppe et le désert, est constituée de petits groupes vivant en autarcie, le plus souvent misérables, en marge du monde développé ; les Himyarites appellent ces groupes « les Arabes ».
Il n’existe pas alors d’Arabes au sens moderne, linguistique ou ethnique. La misère des « Arabes » est bien illustrée par la reconstruction de la Kaaba de La Mecque quand Muhammad était encore un jeune homme.
Les Mecquois doivent alors faire appel à un Égyptien, car ils n’ont pas les compétences sur place, et, faute de matériaux, ils en sont réduits à utiliser les poutres d’un navire échoué.
Mais sait-on comment est né le nom d’Allah ? Est-ce un nom polythéiste ?
Les chrétiens arabes n’appelaient pas D’ « Rahmânân », comme les chrétiens himyarites. Ils étaient entrés en dissidence, dès la fin du Ve siècle, s’exprimant par le biais d’une écriture originale, la première écriture arabe. Ils avaient leur propre calendrier.
Cinq inscriptions ont été retrouvées ces dernières années, où Dieu est nommé al-Ilâh, « le Dieu ».
On a aussi trouvé deux inscriptions qui donnent des noms de personnes formées avec ce nom de Dieu, comme Dieudonné ou Isidore.
On dispose encore, grâce à un manuscrit syriaque, de la liste de 174 chrétiens de Najrân tués en novembre 523 par le roi Joseph, lors de sa révolte contre les Éthiopiens. Trois ont un nom aisément reconnaissable comme chrétien : David, Abraham et Serge.
Dix autres s’appellent Abdallah. On découvre là que les chrétiens de Najrân abrègent « al-Ilâh » en « Allâh ».
On ne sait pas précisément quand et pourquoi le culte d’Allâh a été introduit à La Mecque.
D’après Al-Azraqi*, il y avait dans la Kaaba des images représentant Marie avec son fils, des anges et Abraham. Après la prise de La Mecque et la destruction des idoles, Muhammad aurait demandé à ce que l’image de Marie avec son fils ne soit pas effacée.
Ce pourrait être un indice que le dieu Allâh de La Mecque était conçu comme réunissant le dieu polythéiste et le Dieu des chrétiens arabes.
Muhammad s’inscrit-il dans la tradition prophétique juive ?
L’importance de Jérusalem dans la prédication de Muhammad témoigne de son attachement au judaïsme.
Pendant longtemps, on a mis l’accent sur le Muhammad législateur, le réformateur de la société qui bâtit une communauté dans la longue durée. Aujourd’hui, beaucoup rappellent que, jusqu’à la fin, Muhammad a été un prophète eschatologique, qui annonce la fin du monde et le Jugement dernier.
Le Coran soutient ces deux points de vue…
Certainement. Cependant il est difficile d’y voir clair, d’autant plus que l’histoire du texte coranique est en cours de révision.
La version que nous connaissons remonte au calife Abd al-Malik, mort en 705, soixante-dix ans après la mort de Muhammad et la fin de la prédication. Auparavant, de nombreuses interventions rédactionnelles s’observent sur les fragments rassemblés ; par ailleurs, on commence à déceler une même provenance pour des fragments présentant des caractères communs. Il ne s’agit pas d’un texte figé dès la mort de Muhammad, comme on l’a cru.
L’historien de l’islam peut-il se fier à ce que dit la tradition musulmane ?
Que s’est-il passé pour l’islam ? L’histoire a été écrite tard, plus de cent cinquante ans après la mort de Muhammad, car une communauté qui se met en branle n’écrit pas sa propre histoire.
Pendant longtemps, on ne s’est intéressé qu’au texte coranique, à sa collecte, sa signification, et aux conséquences qu’il avait sur la vie pratique.
On s’est focalisé sur les gestes, les paroles, les actes en cherchant à savoir ce qu’auraient fait Muhammad et ses premiers compagnons.
Les guerres civiles qui ont bouleversé la vie de la communauté après la mort de Muhammad ont retardé encore l’écriture de l’histoire. Ce n’est qu’à la fin du VIIIe siècle que les savants ont commencé à compiler de vastes recueils de traditions.
Mais leur valeur historique est vivement contestée depuis quelques décennies. Les arguments ne manquent pas : les fausses traditions sont innombrables ; celles qui sont les plus sûres ont été triées et (souvent) manipulées ; les ignorances des grands savants de l’islam sur le passé préislamique sont abyssales.
Pourtant, il est fréquent que les traditions transmettent des données exactes, vérifiables par l’archéologie. Un bon exemple est offert par l’éléphant que le roi Abraha exhibait pour impressionner ses sujets ; on en a trouvé le dessin dans le désert, à quelque 100 kilomètres au nord de Najrân.
Mais cette mémoire du passé n’excède pas une ou deux générations avant Muhammad.
Qu’est-ce qui explique le succès de l’islam ?
L’historien cherche naturellement à expliquer les événements par des enchaînements qui mènent des causes aux conséquences.
Dans le cas de l’Arabie de Muhammad, cet exercice est particulièrement difficile : la sortie de tribus faméliques hors d’Arabie et leurs fabuleux succès militaires sont manifestement des événements hors norme.
On peut cependant trouver deux explications. La première est le charisme évident de Muhammad, qui a certainement été un homme d’une intelligence et d’un sens politique exceptionnels.
Il a su rassembler autour de lui, de façon durable, des individus et des groupes étonnamment divers, et répandre, dans la communauté qu’il a fondée, une volonté inébranlable de croissance et de conquêtes.
La seconde explication réside évidemment dans la faiblesse des adversaires, les empires byzantin et sassanide, qui s’étaient épuisés dans des guerres interminables.
Source Le Point