Israël et USA : des réserves au différend, par Jean-Claude Milner

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Depuis de nombreuses années, Jean-Claude Milner (notre photo) est attentif et lucide à ce que font les signifiants « Juif » et « Israël » dans la reconfiguration de l’Occident post-Shoah. Un livre décisif comme Les penchants criminels de l’Europe démocratique (2003) demeure un objet de méditation constante pour de nombreux lecteurs, soucieux de mesurer à nouveau l’ampleur de la « question juive » en Europe. Pour K., il analyse cette semaine, dans le contexte déterminé par le 7 octobre et la guerre à Gaza, la restructuration du rapport entre Israël et les États-Unis.

Après le 7 octobre 2023, une évidence semblait s’imposer à tout observateur non prévenu. S’il en croyait les apparences, il concluait qu’en cas de guerre ouverte, l’État d’Israël ne pouvait compter avec certitude sur aucun soutien extérieur, hormis celui des États-Unis. S’il entreprenait d’interpréter les données du moment, il ne manquait pas de mettre au jour le rôle de la communauté juive. Celle-ci ou du moins ses notables ont conservé une forte influence sur l’appareil du parti démocrate. Ne serait-ce que pour des raisons électorales, raisonnait notre observateur éclairé, un Président démocrate, candidat à un second mandat, avait tout intérêt à se conformer aux attentes d’une communauté si puissante.

Or, rien n’est jamais aussi assuré qu’on le croit. Le soutien des États-Unis est-il aussi entier qu’il se prétendait ? À supposer que la communauté juive détermine bien les choix de l’actuel Président-candidat, a-t-elle d’Israël, aujourd’hui, la même vision positive que par le passé ? Je voudrais tenter d’examiner ces deux questions.

Sous le coup du 7 octobre, la Maison-Blanche a effectivement proclamé son soutien inconditionnel à Israël. Puis, il est apparu, progressivement, que ce soutien n’avait, dans les faits, rien d’inconditionnel. Il dépendait de conditions d’autant plus insistantes qu’elles ne s’exprimaient pas nettement sous forme d’injonctions ; on s’en tenait à des suggestions, à des réserves, à des mises en garde. Depuis quelque temps, un pas a été franchi ; le président Biden fait de moins en moins mystère de son opposition aux projets israéliens et de sa méfiance personnelle à l’encontre du premier ministre Benyamin Netanyahou. La Maison-Blanche a réservé un accueil plus que favorable à Benny Ganz, rival et potentiel successeur de Netanyahou. À partir de cet ensemble de données, un programme se laisse restituer, dont on peut conjecturer que la communauté juive états-unienne y a consenti, à moins qu’elle ne l’ait conçu : nécessité de négocier au plus vite une suspension des combats, mise en avant de la solution à deux États, refus que la bande de Gaza, en cas de trêve temporaire ou de paix durable, soit contrôlée, serait-ce partiellement, par Israël, abandon de toute forme de colonisation en Cisjordanie, destitution aussi rapide que possible du premier ministre et, à terme, limitation de l’autonomie d’Israël à l’égard des États-Unis. La liste peut s’allonger ou s’abréger suivant les circonstances, mais, dans toutes ses versions, elle implique, de la part d’Israël, des concessions radicales, quant à ses frontières et quant à son statut de nation indépendante.

À supposer même qu’un tel programme ait été accepté par la communauté juive, il peut y susciter quelque embarras. Qu’en son sein, une majorité ne se reconnaisse pas dans les actions du gouvernement israélien actuel, soit. Mais, parmi ses membres, certains doivent admettre difficilement que la cessation des combats s’obtienne au prix d’un affaiblissement structurel d’Israël. Au nom de la paix, néanmoins, ils se résignent à de tels sacrifices, à condition seulement qu’on ne les détaille pas explicitement. Les notables juifs s’expriment donc à demi-mot ;  par la voix de la Maison-Blanche, ils se bornent à conseiller la modération aux belligérants. Comme nul ne veut ni ne peut déterminer de critères objectifs et universalisables de la modération, l’admonestation se perd dans les sables.

Pour dissimuler ses difficultés, la communauté juive états-unienne, suivie sur ce point par la Maison-Blanche et l’ensemble des dirigeants occidentaux, se choisit un coupable : le premier ministre Netanyahou. À la source de tout le mal, se trouverait l’entêtement d’un individu faible et égoïste. Faible, dit-on, parce qu’il se soumet aux exigences de quelques petits partis extrémistes ; égoïste, parce qu’il choisit de prolonger la guerre à seule fin d’échapper aux difficultés judiciaires qui le menacent personnellement.

Occident et occidentaux, ces vocables ont trop servi. Je leur donnerai une signification strictement objective ; ils désignent une confédération d’États européens et extra-européens, dont le principe d’unité se résume à accepter, de bon ou de mauvais gré, la triple primauté idéologique, économique et militaire des États-Unis. Sur cette primauté, je n’ignore pas qu’on a saupoudré des valeurs : démocratie, liberté, paix, modération, etc. Elles n’importent pas ; je sais trop bien que des valeurs inverses peuvent à tout moment leur être substituées. Seule importe l’acceptation de la primauté états-unienne. Toujours minimalement repérable, elle peut être plus ou moins complète, surtout en Europe continentale; les États-Unis eux-mêmes oscillent entre plusieurs modes d’exercice de leur propre primauté. À cet égard, Trump et Biden ont fait des choix différents. Par-delà ces multiples variations, néanmoins, une tendance générale se dégage à propos d’Israël : l’Occident n’est pas satisfait.

De là suit un paradoxe, dont on n’aurait pas de peine à établir qu’il reflète le plus ancien paradoxe juif : parce qu’Israël est supposé recevoir le soutien inconditionnel des États-Unis, il est identifié à l’Occident par ceux qui, rejetant la primauté des États-Unis, rejettent aussi l’Occident ; sauf que l’Occident, de son côté, et les États-Unis, au premier chef, prennent leurs distances à l’égard d’Israël. De la part des États occidentaux et de leurs opinions, cet éloignement s’exprime diversement, allant de la simple réserve à la condamnation. Mais, là encore, on observe une tendance générale : la mise en accusation de Benyamin Netanyahou. Comme une mise en accusation analogue s’exprime hors d’Occident, on y discerne un symptôme mondial.

À cette échelle, deux systèmes d’opinion se distinguent. Dans l’un, Netanyahou incarne la vérité du peuple juif, qui se résume à ceci : l’éternelle oppression exercée par les Juifs sur les non-Juifs. Par la ruse autrefois, par la force aujourd’hui. Dans l’autre, Netanyahou incarne la négation de la vérité juive, telle qu’elle s’exprimait dans le vertueux État de 1948. La première position est majoritaire hors d’Occident, tout en réveillant d’anciens préjugés parmi les populations occidentales. La seconde est majoritaire dans les cercles dirigeants occidentaux et conserve encore un nombre significatif d’adhérents parmi les populations occidentales. Elle est en tout cas largement répandue dans les communautés juives, et particulièrement dans la communauté états-unienne.

N’ayant aucune estime pour la personne de B. Netanyahou, ne voyant aucune raison de contester le bienfondé des procédures judiciaires qui le frappent et me sachant prêt à condamner sévèrement les manquements de sa stratégie à l’égard du Hamas, je me sens d’autant plus libre de mon jugement : ce qu’on déteste universellement dans Netanyahou, va bien au-delà de Netanyahou.

Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou lors d’une réunion de la Knesset à Jérusalem, le 23 mai 2023.

Je laisse de côté l’Europe; elle n’importe qu’à elle-même. Je reviens sur les États-Unis. Depuis 1948 et jusqu’à une date récente, leur opinion, juive ou non-juive, s’accordait à reconnaître en Israël un État occidental, implanté, comme un diamant impénétrable et solitaire, parmi des populations non-occidentales, à quoi tout l’opposait. Une telle singularité excusait d’avance les éventuelles imperfections que pourraient relever les censeurs. On les attribuerait aux obstacles que les Occidentaux croient inévitables dès qu’ils se confrontent à des non-Occidentaux. Une fois défalqués les effets d’une situation difficile, le bilan global serait voué à rester à jamais positif.

Sauf qu’occidental, ici, doit s’entendre au sens restreint : n’est retenu, aux États-Unis, comme authentiquement occidental que le WASP – whiteanglo-saxonprotestant. Certes, les Juifs ne sont pas protestants, mais leur relation à l’Ancien Testament constitue une base d’alliance avec les différentes églises qui ont fondé et construit les États-Unis : puritains, mennonites, quakers, évangélistes de toute obédience. Certes, les Juifs ne sont pas anglo-saxons, mais ils ont retenu le noyau doctrinal essentiel : la démocratie élective et les droits du Bill of rights (qu’il s’agisse du Bill anglais de 1689 ou du Bill états-unien de 1791). De là la formule indéfiniment répétée : Israël, seule démocratie du Proche et du Moyen Orient. Enfin, à en juger d’après l’épiderme, les Juifs, vus de loin, appartiennent à la race blanche (on sait qu’aux États-Unis, les couleurs de peau ressortissent du réel et non de l’imaginaire). Sur l’essentiel, à distance, Israël cochait les cases requises. Il méritait d’être rangé parmi les États qui proposent du WASP une valeur approchée, une sorte de quasi-WASP. Cela n’excluait pas qu’un Juif, vu de près dans une rue de New York ou dans une campagne du Bible-Belt, ne subisse insultes ou brutalités, mais au-delà des mers, l’Israélien méritait respect et soutien. Le nom de Juif pouvait diviser, mais le nom d’Israël sténographiait la glorieuse conquête par l’American way of life d’une des rives de l’antique Méditerranée.

Parallèlement, l’ensemble de la communauté juive états-unienne se rassembla autour d’Israël. La cause n’était pas gagnée d’avance. Durant les années de guerre et celles qui suivirent, les notables juifs n’éprouvaient que méfiance à l’égard de ceux qui, arrivant d’Europe par peur du nazisme, apportaient avec eux leur culture européenne. Celle-ci jouissait encore d’un réel prestige ; ses porteurs pouvaient séduire des Juifs nés aux États-Unis et les former à des idéologies anti-américaines (unamerican). D’autant que le maccarthysme monta en puissance après 1945 ; afin d’y faire face, il fallait multiplier les preuves d’attachement aux États-Unis. Or, ceux-ci définissaient leur identité par le rejet de plus en plus systématique de toute importation politique venue d’Europe continentale. Même les camps de la mort ne devaient pas être trop mis en avant. Les notables avaient longtemps refusé d’y croire, parce qu’à leurs yeux, les Allemands ne pouvaient s’écarter à ce point de la norme. N’étaient-ils pas Blancs ? N’étaient-ils pas proches, historiquement et même ethniquement, des Anglo-saxons ? N’avaient-ils pas fondé le protestantisme ? Maintenant qu’on devait se rendre à l’évidence, la communauté juive craignait qu’à insister sur cette mémoire, on en vienne à critiquer le modèle WASP, alpha et oméga de l’Occident. Quoiqu’extérieure aux États-Unis, la question d’Israël restait marquée de ces soupçons et de ces craintes.

Le sionisme en effet était né en Europe ; au lieu d’inviter les Juifs à rejoindre les États-Unis, il les avait envoyés au Proche-Orient ; après 1945, il prétendait accueillir tous ceux qui avaient survécu aux désastres de l’Europe continentale. Fondé par des Européens, peuplé d’Européens, le nouvel État saurait-il se conformer aux exigences de la vraie modernité ? Puis vint le temps du travail et du courage. Il dissipa les hésitations. Le Juif états-unien libéral de gauche admira le kibboutz, le Juif états-unien conservateur de droite admira l’esprit d’entreprise qui animait les sabras. Les guerres successives, remportées par Tsahal, renforcèrent l’unité ; une armée de citoyens et de citoyennes, censément faite pour protéger et non pour attaquer, capable de gagner en respectant la loi morale, là encore, Juifs libéraux et conservateurs partageaient la même admiration, pour des motifs différents. Harmonie entre justice et force, harmonie entre Juifs et non-Juifs, harmonie entre Juifs états-uniens de droite et de gauche, le concert symphonique charmait les oreilles.

Puis des dissonances se firent entendre. Une alliance avait créé des liens entre la protestation des Afro-Américains et le progressisme juif ; elle se rompit, dans les ghettos tout d’abord, puis au sein de la bourgeoisie noire, en commençant par les campus, dès la fin des années 60. Au sein de la bourgeoisie blanche, juive et non-juive, vint un moment, qu’on n’a pas thématisé chez tous les commentateurs et qui, pourtant, se constate : aux yeux de la génération née après la Deuxième Guerre mondiale, ceux qu’on appelle souvent les baby-boomers, et plus encore aux yeux des générations ultérieures (nées après 1960-65), Israël cesse progressivement d’être considéré comme un État occidental. Occidental au sens strict, du moins, c’est-à-dire quasi-blanc, quasi-anglo-saxon, quasi-protestant. Les non-Juifs ont peut-être été les premiers à douter; en tout cas, les Juifs doutent à leur tour.

Je ne veux pas parler des ethnies israéliennes, même si l’imaginaire états-unien, juif ou pas, a mal supporté l’arrivée d’une communauté russe influente, d’une communauté française, marquée par son passé méditerranéen ou tout simplement trop française, sans parler des Falachas ou des milieux orthodoxes, qui suscitent, depuis toujours, chez les Juifs états-uniens, une pénible ambivalence entre nostalgie et rancune. De telles scories encombrent les esprits bien plus qu’elles ne le devraient, mais elles ne sont pas décisives.

Le vrai divorce est ailleurs. Il concerne la paix et la guerre. L’Occident s’est depuis des siècles forgé une doctrine à cet égard ; on peut la résumer ainsi : entre nations différentes et au sein d’une même nation, la paix est la règle, la guerre est l’exception. Puisque la paix est la règle, elle doit être prolongée aussi longtemps qu’il est possible ; quand elle est rompue, elle doit être rétablie aussi vite qu’il est possible. Puisque la guerre est l’exception, chaque guerre effective doit déterminer, le plus rapidement et le plus clairement possible, les conditions de son futur achèvement. Ce qu’on appelle, selon les circonstances, buts de guerre ou conditions de la paix. De là suit la différence de nature qui sépare la guerre défensive de la guerre d’agression : la première sauvegarde la règle, puisqu’elle a pour but le retour de la paix ; la seconde viole la règle, puisqu’elle met fin au règne de la paix. Dans tous les cas de figure, la suspension des combats, par une trêve temporaire ou par une paix présentée comme définitive, rétablit la règle et met fin à l’exception. En théorie, un traité de paix ne répond à sa définition que s’il promet de valoir pour une durée indéfinie ; dans la pratique, on le jugera réussi ou raté, selon que cette promesse est tenue ou non.

Bien entendu, l’histoire européenne et occidentale alterne périodes de paix et périodes de guerre. Bien entendu, plusieurs dirigeants ont construit leur légende en violant systématiquement la doctrine – que les Français songent à Louis XIV ou à Napoléon. Bien entendu, plusieurs penseurs européens et occidentaux l’ont rejetée avec mépris. Bien entendu, comme toute doctrine, celle-ci peut s’orienter vers la grandeur ou vers l’abaissement, vers le courage ou vers la lâcheté, vers la générosité ou vers l’égoïsme, selon les circonstances. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en tout cas, elle s’est imposée à l’Europe et à l’ensemble de l’Occident. Convaincus que seuls ils pouvaient la mettre en pratique avec grandeur, courage et générosité, les États-Unis se sont réservé cette mission. Ils avaient, après tout, adopté la doctrine dès leur création et s’imaginent depuis, malgré toutes les preuves du contraire, l’avoir presque constamment respectée. Forts de leurs illusions, ils se sont faits les promoteurs de la paix à l’échelle du monde. Ils sont ainsi devenus les gardiens de la règle et les garants de sa restauration, lorsque l’exception l’a emporté. À ce titre, la primauté états-unienne, à la tête de l’Occident, prétend ne pas se fonder seulement sur la force, mais aussi sur le droit.

Les tenants de la doctrine occidentale lui vouent un tel respect qu’à leurs yeux, elle devrait rencontrer l’adhésion de tous. L’ONU se flatte de matérialiser cet idéal d’universalité. Mais les Occidentaux ont le sentiment que des États et des populations entières suivent d’autres principes qu’eux ; parmi ces dissidents supposés, les Proche et Moyen Orients. Selon l’imaginaire occidental, une doctrine anti-occidentale existe dans cette partie du monde, où les relations s’inversent : au lieu que la règle s’ordonne de la paix et l’exception, de la guerre, c’est la guerre qui fixe la règle et la paix qui situe l’exception.

Puisque la guerre est la règle, elle doit être prolongée autant qu’il est possible ; quand elle a cessé, elle doit être reprise aussi vite et aussi fréquemment qu’il est possible. Si l’on passe de la guerre en général aux divers types de guerres, la guerre d’agression respecte mieux la règle que la guerre défensive ; parmi les guerres d’agression, l’attaque-surprise l’emporte sur la guerre précédée d’une déclaration, puisque l’absence de déclaration rend plus difficile un retour de la paix ; parmi les attaques-surprises, on prisera tout particulièrement celle qui met à profit un moment de relâche chez l’adversaire occidental (le sabbat, par exemple, ou le dimanche) : dans ce cas, en effet, l’Occidental a cru pouvoir respecter, serait-ce de manière approchée, sa propre règle qui est la paix ; il importe d’autant plus que lui soit imposée la règle anti-occidentale, qui est la guerre.

Puisque la paix est l’exception, elle doit être rare et brève ; le plus souvent, elle résultera d’une pression extérieure, directement ou indirectement due aux Occidentaux. Ceux-ci se félicitent de leurs éventuels succès, mais ils se persuadent de plus en plus souvent que les anti-Occidentaux ne peuvent en supporter l’anomalie que si la période de paix imposée permet de préparer une guerre nouvelle. Il faut avouer qu’aux Proche et Moyen Orients, plusieurs exemples vont dans ce sens ; les guerres qu’Israël a soutenues contre ses voisins illustrent sur bien des points la doctrine que les Occidentaux prêtent aux anti-Occidentaux. La tactique du Hamas, lors du 7 octobre, s’y inscrit très exactement, de même que certaines de ses déclarations récentes.

Le Dôme de fer interceptant des roquettes tirées depuis la bande de Gaza, 8 octobre 2024.

De là suit censément, entre Occident et anti-Occident, un malentendu irrémédiable sur toute suspension des combats : dans la doctrine occidentale, celle-ci s’inscrit à l’horizon de la paix durable, alors même que l’adversaire a conservé quelques moyens de subsistance. Si, dans la pratique, on ne peut jamais assurer que les guerres ne recommenceront pas, la théorie suppose que le silence des armes, fût-il provisoire, amorce un processus graduel de restauration de la règle. Le plus souvent, la suite des événements décevra cette attente ; le doctrinaire n’en a cure. En stricte méthode, la modération et la sagesse consistent à recommencer aussi longtemps que le but ne sera pas atteint. Ce but s’accomplira idéalement comme une paix entre adversaires où il peut y avoir des vainqueurs et des vaincus, mais sans qu’aucun n’ait été anéanti. Les exemples du contraire abondent, ai-je besoin de mentionner Hiroshima ? Malgré tout, la doctrine occidentale, en tant que doctrine, continue de valoir.
Par contraste, la doctrine anti-occidentale considère que toute suspension des combats n’a d’autre horizon que la guerre prochaine. La guerre, étant la règle, ne pourrait cesser définitivement que si tous les adversaires, sauf le vainqueur, étaient anéantis. Une telle paix universelle se fonde sur la destruction totale de tous sauf un et sur la victoire totale de cet un sur tous ; elle s’oppose directement à la paix fondée sur l’existence librement continuée de tous et de chacun. Autrement dit, le mot paix recouvre une équivoque.

Concernant le conflit israélo-palestinien, une équivoque analogue pèse sur la solution à deux États. L’Occident l’interprète à la lumière de sa propre doctrine ; il prévoit la coprésence de deux États voisins, jouissant chacun d’un territoire et de ses lois propres, de sorte que le vainqueur, s’il y en a un, ne réclame pas l’anéantissement du vaincu, s’il y en a un. L’interprétation anti-occidentale, en revanche, voit dans la solution à deux États une pierre d’attente sur le chemin qui mène à la destruction d’un des deux États par l’autre. Que le Hamas adopte cette position, l’Occident est prêt à le supposer, sans en être surpris ; qu’Israël l’adopte à son tour ou que des segments de la population israélienne le fassent, l’Occident incline à le croire, mais en demeure stupéfait et scandalisé.

Tout est là en effet. L’Occident soupçonne Israël d’avoir abandonné la doctrine occidentale de la paix et de la guerre. À force de combattre les Palestiniens et leurs soutiens, Israël et une partie des Israéliens ont fini par ressembler à leurs adversaires, murmure-t-on de moins en moins discrètement. Netanyahou, en tant que personne et en tant que dirigeant, est censé faire preuve : lui, qui a fait ses études aux États-Unis et y a travaillé, agirait comme un chef d’État oriental. D’où le mépris qu’il suscite. Or, beaucoup d’Occidentaux s’apprêtent à aller plus loin ; ils cessent de croire que les adversaires politiques de l’actuel premier ministre, une fois arrivés au pouvoir, sauront revenir à la saine doctrine. Netanyahou ou pas, la page israélienne tout entière serait sur le point d’être tournée. Sans qu’elle le sache encore, une trop grande partie de la population aurait d’ores et déjà délaissé le droit chemin. À moins d’une mise sous tutelle par les États-Unis et leurs alliés du moment, Israël est considéré par l’Occident comme perdu pour l’Occident.

En résumé, la solution à deux États a changé de nature aux yeux de ceux qui la prônent. Il ne s’agit plus, comme autrefois, de faire vivre côte à côte et en paix une population juive-occidentale et une population palestinienne-proche orientale, à charge pour la première de se montrer plus raisonnable, plus modérée, plus pacifique que la seconde. Il s’agit bien plutôt de faire vivre côte à côte et en paix deux populations persuadées que la guerre est la règle. Dès lors la mise sous tutelle ne peut être évitée. Par les États-Unis pour Israël, je l’ai dit, et j’ajoute : par l’un des grands pays arabes, pour les Palestiniens.

Cette conclusion n’est nulle part mieux acceptée qu’au sein des jeunes générations de la communauté juive états-unienne. Elle appelle de leur part une autre conclusion : Israël, désoccidentalisé désormais, ne saurait plus offrir de refuge à ceux des Juifs qui ont fait de la paix leur règle géopolitique et morale. C’est-à-dire à ceux des Juifs, israéliens ou pas, qui voyaient en Israël la pointe avancée de l’Occident. Vu des États-Unis, aucun pays d’Europe ne peut promettre quelque sûreté que ce soit ; malgré les déclarations des dirigeants, malgré les institutions, tous ces pays connaissent une longue tradition de judéophobie et plusieurs d’entre eux, non sans prétendre abhorrer la judéophobie ancienne et réactionnaire, consentent toutes les concessions à une judéophobie nouvelle, portée par la jeunesse et tolérée par les néo-progressistes. Selon la communauté juive états-unienne, la statue de la Liberté attend que la rejoignent les Juifs fidèles à la doctrine occidentale. Dans ces conditions, le vrai retour ne sera plus l’alyah, mais bien l’immersion du Juif dans le quasi-WASP, sur les terres du WASP originel et authentique.

Tel est le message que la communauté juive états-unienne adresse à Israël : oubliez Shoah, étude juive et tout ce qui pourrait vous persuader de l’insuffisance du WASP ; abandonnez le Proche Orient qui vous dévore ; Jérusalem n’est plus dans Jérusalem, elle est toute où je suis. Vaniteuse, niaise, suiviste, la bourgeoisie européenne envoie des messages analogues ; une partie de la bourgeoisie juive française s’apprête à s’y associer. Or, qui croira la France, l’Allemagne et les autres, quand ces pays se prétendent jardins de paix pour les Juifs ? Le message états-unien sera donc seul à se faire entendre.

Sera-t-il écouté ? Spielberg le souhaitait, en précurseur, dans son film Les Fabelmans. Je ne le souhaite pas.


Jean-Claude Milner

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