Simone Rodan-Benzaquen – Mabatim
Les dirigeants occidentaux disent tout ce qu’il faut.
Ils votent des résolutions. Allument des bougies. Organisent des sommets.
Et pourtant – l’antisémitisme progresse.
Les étudiants juifs sont agressés sur les campus. Les synagogues se barricadent. Les mémoriaux de la Shoah sont souillés.
Le mot « sioniste » est craché avec la même haine que le mot « parasite » dans les années 30. Et le mot « génocide » ne désigne plus ce que les Juifs ont subi – mais ce dont on les accuse.
Nouveaux slogans. Anciennes obsessions.
Alors, que se passe-t-il ?
Ce n’est pas faute d’avoir agi. Oui, il a fallu du temps aux démocraties pour nommer le mal. Mais elles l’ont fait. Elles ont adopté la définition de l’IHRA. Lançé des plans d’action. Renforcé la sécurité des lieux juifs. Formé magistrats et procureurs. Il y avait de la volonté. Et de bonnes intentions.
Et pourtant – la haine a métastasé. Elle s’est étendue. Non pas seulement à la marge, mais au cœur même de nos sociétés : dans les écoles, les syndicats, les parlements, les conseils municipaux, les amphis des universités, les fils d’actualité.
Et après le 7 octobre, le masque est tombé. Ce qui était sous-entendu est devenu revendiqué. Un feu antisémite s’est déchaîné – sans pudeur, sans détour, sans honte. Partout.
Car le problème n’est plus l’antisémitisme.
Le problème, c’est l’effondrement du système immunitaire des démocraties libérales.
Celui-là même qui, jadis, tenait la haine à distance.
On connaît la métaphore : le Juif, comme le canari dans la mine de charbon. Mais qui en comprend vraiment la portée ?
– L’antisémitisme n’est pas la cause.
– Il est le signe.
– Le symptôme.
L’alerte précoce d’un effondrement plus vaste – celui des conditions de possibilité de la liberté.
Et tant que nous refuserons de voir ce qui le rend possible, tant que nous nous bercerons d’incantations, de définitions, de campagnes de communication, rien ne changera.
Car l’antisémitisme n’est pas un accident de l’Histoire – il est ce qui surgit lorsque la raison vacille.
– Lorsque la nuance devient suspecte.
– Lorsque l’idéologie remplace l’analyse.
– Lorsque la revendication devient identité.
En Occident, les repères politiques traditionnels – droite, gauche, libéralisme, conservatisme – se dissolvent.
Autrefois, on pouvait s’affronter dans le débat, mais au sein d’un monde commun.
Ce monde commun est en train de s’effacer, s’écrouler.
Et ce qui le remplace ?
– Ce n’est pas la pensée. C’est la colère.
– Ce n’est pas la démocratie. C’est la scène.
Car le Juif dérange tous les récits.
– Trop occidental pour l’extrême gauche décoloniale.
– Trop étranger pour l’extrême droite identitaire.
– Trop laïque pour les fondamentalistes.
– Trop aisé pour être victime.
– Trop chargé d’Histoire pour être pur.
« La Palestine », aujourd’hui, c’est l’éponge de toutes les fautes occidentales : esclavage, colonialisme, apartheid – et même Shoah.
Ce n’est plus un peuple. C’est une catharsis.
La thérapie politique d’un monde en perte de repères, déguisée en croisade pour la justice.
– Pas avec des bottes. Avec des hashtags.
– Pas avec des croix gammées. Avec des slogans.
– Pas à Nuremberg. À Harvard.
« From the river to the sea » ne semble peut-être pas génocidaire à celle qui le crie dans un mégaphone…
Mais il l’est. Il appelle à la destruction d’un État juif – au nom du Bien.
C’est là le génie maléfique de l’antisémitisme version XXIᵉ siècle :
– Il ne se donne pas pour ce qu’il est.
– Il ne ressemble pas à la haine.
– Il porte un keffieh.
– Il partage des réels.
– Il parle le langage des droits de l’homme.
– Il est, littéralement, instagrammable… Et les algorithmes ne cherchent pas la vérité. Ils cherchent ce qui clique.
L’antisémitisme a toujours vécu de répétition.
Désormais, il a les outils pour se multiplier à l’échelle.
Mais ce n’est pas seulement ce qui circule qui est dangereux. C’est ce qui le rend fécond.
– Car non, cela n’a pas commencé en 2023. Ni même avec les réseaux sociaux.
– Cela commence avec la disparition du réel partagé. Lorsque chaque fait a son contre-fait. Lorsque le sentiment supplante la preuve. Lorsque la rumeur concurrence le journalisme. C’est dans ce chaos épistémique que l’antisémitisme prospère. Car il n’a jamais eu besoin de démonstration – seulement de croyance.
– Cela progresse avec la perte de confiance civique. Lorsque les institutions – justice, médias, universités – sont perçues comme corrompues, capturées, manipulées, les citoyens se replient sur l’identité. Et la politique devient survie.
– Cela s’enracine enfin dans le langage devenu serment idéologique. Dans certains milieux militants, affirmer « Israël a le droit d’exister » suffit à vous exclure. La complexité juive dérange. Alors on efface. On remplace. Ou on diabolise.
Israël n’est pas au-dessus de toute critique. Mais défendre son existence n’est pas une agression. C’est un seuil démocratique. Y renoncer, ce n’est pas la paix – c’est la défaite.
Pendant ce temps, l’islamisme – pas l’islam, l’islamisme – gagne du terrain. Cette idéologie qui rêve d’imposer la loi religieuse à la société.
Même dans ses formes « douces », elle promeut une vision où les femmes sont inférieures, les Juifs menteurs, la dérision interdite, Israël une imposture et sa destruction un impératif moral.
Il faut nommer. Isoler. Assécher. Et tracer la ligne rouge entre foi et instrument.
Et tandis que nos démocraties doutent d’elles-mêmes, d’autres en profitent.
– Qatar. Iran. Russie. Chine.
– Ils ne financent pas seulement la haine. Ils financent la confusion.
– Ils ne promeuvent pas la liberté. Ils la dissolvent. Goutte à goutte.
L’Occident a besoin d’une contre-stratégie. Alliant journalisme d’enquête, droit, régulation des influences étrangères et, surtout, courage moral.
Les réseaux ne se contentent plus de refléter nos opinions. Ils les prescrivent. Ils punissent la nuance. Récompensent l’outrance. Effacent le doute.
– Il ne suffit plus de légiférer. Il faut résister. Culturellement.
– Penser lentement.
– Parler avec soin.
– Défendre le gris dans un monde qui n’admet que le noir ou le blanc.
Car voici la vérité :
– L’antisémitisme n’est pas revenu parce que les Juifs ont échoué.
– Et, une fois de plus, ce sont les Juifs qui en paient les premiers le prix.
– Ce n’est pas seulement un problème juif.
– Ce n’est même plus seulement un problème d’antisémitisme.
– C’est un état d’urgence démocratique.
– Ce qui est en jeu dépasse la sécurité d’un peuple. C’est le modèle de société dans lequel nous voulons vivre :
- Une société qui protège le pluralisme.
- Qui tolère le doute.
- Qui rejette les boucs émissaires.
- Qui honore la complexité.
Pas seulement pour les Juifs.
Mais parce que, quand l’antisémitisme prospère – plus personne n’est à l’abri. SR-B
Simone Rodan-Benzaquen, Simone’s Substack
Managing Director, American Jewish Committee Europe