Le Liban : l’histoire d’un pays qui survit par ceux qui en sont partis

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Coincée entre une supérette et un restaurant japonais, la chapelle St-Louis semble faire corps avec la grisaille ambiante de cette fin novembre 2023 à Alfortville, près de Paris. Mais une fois à l’intérieur, on est comme transporté vers des temps reculés sur des terres lointaines, guidé par les mélopées d’un ney, cette flûte en bambou traditionnelle du Moyen-Orient. Devant l’autel, le père Roger Baalkani entame un chant en araméen, la langue de Jésus. En ce dimanche matin, l’église est pleine à craquer. Les fidèles, libanais ou franco-libanais, sont emmitouflés et se serrent sur les bancs.

Chez les maronites de Suresnes

Depuis 2014, la petite église de banlieue parisienne est vouée au culte maronite, cette communauté chrétienne du Liban très présente en France – on en dénombre plus de 80’000. L’Hexagone entretient des liens culturels forts avec ces catholiques du Moyen-Orient, volontiers francophiles et francophones, avant même la période coloniale. «Il y a de plus en plus de gens qui viennent, confie le père Baalkani», qui officie ici depuis 2018. «Avec les crises, la messe est devenue pour la communauté libanaise un moment de communion, de consolation et de solidarité.»

Qu’ils soient en France de longue date ou fraîchement arrivés, tous ou presque ont gardé un lien fort avec le pays du Cèdre. Chacun a des parents, des cousins, des tantes restés là-bas. Alors face aux difficultés de la communauté, on se mobilise volontiers.

C’est le cas de Micha Bremeau Samara, arrivée en France en 1999. «Tous les dimanches, c’est le plaisir de partager la messe, de transmettre aux enfants comment on vit en communauté. On vient aussi parler des personnes qui sont malades, de nos chagrins.» Cette pétulante gestionnaire immobilière, originaire de la ville balnéaire de Jounieh, au nord de Beyrouth, se définit comme de la «génération guerre civile». Ayant prospéré dans les affaires, elle prévoyait de prendre une retraite dorée au soleil. «Je voulais arrêter de travailler et aller vivre sur la Côte d’Azur, mais avec la crise j’ai dû continuer.» Aujourd’hui, elle subvient aux besoins de 23 personnes au Liban, leur envoie de l’argent et des médicaments.

Indispensable diaspora

D’un point de vue démographique, le Liban est une curiosité. Alors que le pays compte 5 millions d’habitants sur son sol, on en dénombre au moins le double à l’étranger. Cette émigration s’est organisée en trois temps, explique l’économiste Boutros Labaki, professeur émérite à l’Université libanaise. «La première s’est étalée de la deuxième moitié du 19e siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, avec le déclin de l’industrie de la soie et la concurrence des produits industriels occidentaux sur les filières artisanales. La deuxième vague, celle de l’entre-deux-guerres qui commence dans les années 1930, est dirigé vers les pays du Golfe et l’Afrique. La dernière est celle de la guerre civile, de 1975 à 1990.»

Au sein de cette immense diaspora, beaucoup ont décidé de faire comme Micha et d’aider les membres de leur entourage restés sur place. Cette manne est salvatrice: en 2022, ces transferts ont rapporté 6,8 milliards de dollars, soit 38% du PIB libanais ! Les sommes viennent pour la grande majorité des pays du Golfe (48%), complétées par l’Amérique du Nord (16%), l’Europe occidentale (14%) et l’Afrique (14%). Pour de nombreuses familles, dont le salaire et les économies ont fondu avec la dépréciation de la livre libanaise, ces fonds envoyés par des proches sont l’unique source de revenus.

Là encore, le phénomène n’est pas nouveau: le Liban s’est beaucoup reposé sur sa diaspora dans son histoire récente. Dans un ouvrage consacré à la question, paru en 2013 aux éditions de l’Institut français du Proche-Orient, trois chercheurs français résument les données. «A la fin du [19e] siècle, on évalue entre 2,5 et 3,5 millions de francs les sommes transférées annuellement par les émigrés. Au début du siècle suivant, on a pu les estimer à 4 ou 5 millions de francs par an et, à la veille de la Première Guerre mondiale, elles auraient représenté environ 41 % du revenu des populations du Mont-Liban.»

Le défilé des porteurs de valises

La crise financière de 2019 a apporté son lot de nouveautés. Si le montant des fonds envoyés n’a pas radicalement évolué sur la décennie écoulée, la nature de ces transferts a changé du tout au tout. Alors que plus d’un tiers (35%) des transferts d’argent de l’étranger passait par les banques en 2014, ce canal est désormais moribond, conclut un rapport récent du Programme des Nations unies pour le développement. Les frais imposés aux virements en devises étrangères et les restrictions de retrait imposées à la population locale ont placé les banques libanaises hors-jeu. Sur la même période, la part des sociétés de transfert d’argent comme OMT est restée stable, autour de 30%.

Comment la manne de la diaspora parvient-elle à atteindre le Liban ? Par des canaux informels, autrement dit de l’argent liquide transporté physiquement, qui représente désormais 70% des transferts. Près de 5 milliards de dollars qui, tous les ans, transitent discrètement au fond des poches et des valises.

Yves Tabin, président d’Elias, une association suisse fondée en 2004 pour soutenir les Libanais, confirme qu’il a bien fallu composer avec la faillite du système bancaire. «Nous avons un système de transporteur via notre réseau avec des personnes de confiance qui voyagent au Liban. Nous pouvons leur confier en espèces parfois 10’000, 15’000, 22’000 dollars.» La nature des aides a aussi changé ces dernières années, passant de l’investissement dans des projets durables comme la reconstruction d’hôpitaux ou du soutien scolaire à la distribution de paniers alimentaires et de médicaments.

La crise s’exporte à l’étranger

Si la population libanaise survit à grand-peine, une partie de la diaspora est aussi rattrapée par la pauvreté. A Suresnes, commune cossue de l’ouest parisien, une distribution de denrées alimentaires est organisée tous les samedis depuis 2022, à destination d’étudiants libanais. A l’initiative de Colette Karam, originaire de la plaine de la Bekaa, le petit garage de la maison St-Charbel, qui héberge des religieux de l’Ordre libanais maronite, s’est mué en garde-manger. Sur les étagères, des boîtes de conserve, des pâtes, des produits d’hygiène.

«Ces jeunes [Libanais] sont venus faire des études en France. Mais ils ne reçoivent  plus d’aide de leurs parents, car leurs économies sont bloquées par les banques», explique Colette Karam, après avoir encouragé une étudiante à surmonter sa timidité. «Prends tout ce que tu veux ! » Cette Libanaise de la diaspora est arrivée en France il y a 33 ans, encore jeune fille, avec un rêve: devenir décoratrice d’intérieur. Elle a connu la galère et enchaîné les petits boulots. La détresse des étudiants trouve donc un écho particulier chez elle.

La jeune fille hésitante, que nous appellerons Meriem, a profité d’une pause entre deux cours, dans son université parisienne, pour venir remplir son cabas. Il lui permettra de tenir deux semaines. Elle est arrivée en France il y a 2 ans avec une petite somme d’argent, et travaille à mi-temps à la bibliothèque universitaire pour joindre les deux bouts. «Bon courage, lance Colette. Tout le monde est passé par là, moi aussi.»

Là où commencent les forêts de cèdres

La distribution d’aide alimentaire de Suresnes soutient actuellement une quinzaine d’étudiants libanais, principalement grâce aux dons des fidèles de la paroisse maronite locale. Mais Colette ne s’est pas contentée de cette activité. Bien intégrée à la ville, elle a aussi convaincu certains de ses habitants d’héberger gratuitement des étudiants libanais.

C’est le cas d’Omar (prénom modifié), 28 ans, lunettes carrées et cheveux mi-longs, venu ce samedi après-midi avec son chariot de courses. Arrivé il y a 1 an et demi en France pour y suivre un master en gestion de projet, il a enchaîné les mésaventures: ordinateur volé, argent envolé après avoir répondu à une fausse annonce de location immobilière. Il est originaire d’Ain Zhalta, un village dans les montagnes du Chouf, au sud-est de Beyrouth. «Là où débutent les forêts de cèdres», décrit le jeune homme, un rien nostalgique.

Dans sa détresse, Omar a posté un message dans un groupe libanais sur Facebook, qui a été vu par Colette. Grâce à elle, il est hébergé gratuitement chez une famille française de Suresnes. Il reçoit un peu moins de 1000 euros par mois pour son stage en entreprise, mais il envoie la majeure partie de la somme, 700 euros, à sa famille restée au pays.

La terre est ma patrie

« Psychologiquement ce n’est pas nouveau pour moi, raconte-t-il. J’ai dû arrêter mes études à 19 ans quand mon père s’est retrouvé au chômage pour travailler dans un restaurant en journée et comme barman le soir. » Pendant ses rares moments de temps libre, Omar flâne dans Paris, qu’il n’a pas encore eu le temps de visiter. Ses parents ne savent rien de ses mésaventures. « Il y a des trucs qu’il vaut mieux garder pour soi. Je leur raconterai quand je rentrerai, ce sera une histoire rigolote. »

A plusieurs milliers de kilomètres de là, face au port de Beyrouth toujours en ruines, se dresse une statue de bronze miraculeusement épargnée par l’explosion. La statue de l’Emigré, comme on l’appelle (notre photo), représente un homme en tenue traditionnelle qui regarde la mer en tournant le dos à son pays. Il s’agit d’une copie de l’œuvre de l’artiste libano-mexicain José Ramiz Barquet. L’originale est exposée à Mexico et des copies existent un peu partout dans le monde, en Australie, au Canada…

Comme si le Liban était moins un pays qu’une conscience. Et qu’il s’appliquait à faire écho aux mots du grand poète national Khalil Gibran, exilé aux Etats-Unis: « La terre est ma patrie et l’humanité, ma famille ».

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