L’étrange histoire du drapeau palestinien

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Il fallait le faire. Pour marquer le premier anniversaire du pogrom perpétré par le Hamas dans le nord-ouest du Néguev (1200 morts, 250 otages – la plus grande agression contre les Juifs depuis la Shoah), Jean-Luc Mélenchon n’a rien trouvé de mieux que d’appeler à pavoiser aux couleurs palestiniennes.

Par Michel Gurfinkel

Une ultime inversion des valeurs, bien dans la manière de La France Insoumise.

Et l’aboutissement d’un politico-marketing sans précédent. Trois bandes horizontales, noire, blanche et verte, auxquelles se superpose, près de la hampe, un chevron rouge : le drapeau palestinien, grâce à Mélenchon, a la rue islamique et la militance woke, est désormais ubiquitaire. Il tourne en boucle à la télévision, ou sur les réseaux sociaux. Il flotte au fronton de certaines mairies. Il s’est substitué, dans les cortèges de gauche, aux bannières rouges et noires, et il a été brandi par deux députés dans l’enceinte du Palais-Bourbon.

Mais tous les drapeaux ont une histoire. Et celle du pavillon palestinien réserve des surprises. En 2014, alors qu’une première bataille oppose Israël au Hamas, l’un des directeurs du site Middle East Monitor n’hésite pas à s’interroger sur sa légitimité :

« Les gens qui le chérissent devraient se rappeler qu’il a été dessiné par l’homme qui a contribué, plus que quiconque, à créer l’État d’Israël sur le sol de la Palestine… le tristement célèbre Sir Mark Sykes, dont le nom reste attaché aux accords Sykes-Picot de 1916 par lesquels la France et l’Angleterre établissaient des “sphères d’influence” dans un monde arabe détaché de l’Empire ottoman… »

Le drapeau palestinien, un drapeau « impérialiste », voire « sioniste » ?

Voire. Mais c’est également le cas de la plus grande partie des drapeaux arabes actuels. Une même origine : le « drapeau de la révolte arabe », hissé en 1917 à Akaba, au sud de l’actuelle Jordanie. Les mêmes couleurs, et souvent le même dessin d’ensemble.

Cela fait près de trois ans que l’Empire britannique affronte au Moyen-Orient l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Le front principal s’est longtemps situé en Mésopotamie : les Britanniques débarquent à Bassorah fin 1914, remontent jusqu’à Bagdad, sont écrasés par une contre-offensive turque à Kout un an plus tard, en décembre 1915. Réorganisés, ils reprennent leur progression en 1916, et s’emparent finalement de Bagdad en mars 1917.

Un front secondaire se situe entre l’Égypte, protectorat britannique, et le Levant ottoman. Une force turque, encadrée par des officiers allemands, parvient à franchir le canal de Suez en janvier 1915, mais elle est rapidement repoussée. Aucune des deux parties n’étant alors capable de venir à bout de l’autre, la ligne des combats se stabilise dans le nord du Sinaï, entre El Arish et Nakhl. Ce qui n’exclut pas des raids ou des escarmouches.

En 1916, au moment où ils reprennent l’offensive en Mésopotamie, les Britanniques décident d’en faire autant au Levant, avec des troupes venues du Royaume-Uni, des dominions du Pacifique et des Indes : l’Egyptian Expeditionary Force, sous le commandement du général Edmund Allenby. L’aviation joue un rôle non négligeable, pour la première fois dans cette région du monde. Mais l’essentiel des opérations, par des chaleurs souvent insoutenables, repose sur des fantassins, des cavaliers, des méharistes et de lourdes pièces d’artillerie. Allenby avance jusqu’à Rafah en janvier 1917, puis échoue devant Gaza. Mais en novembre 1917, il s’empare de Beershevah, la capitale du Néguev. Ce qui lui ouvre la route de Jérusalem, où il entre, à pied et tête nue, le 11 décembre.

En marge, les irréguliers bédouins, qui ont répondu un appel à la révolte du chérif hachémite de La Mecque, Hussein ben Ali, et que conseille un Britannique qui partage leur vie, le colonel Thomas Edward Lawrence. Leur mission : harceler les troupes ottomanes et couper la ligne de chemin de fer du Hedjaz. Ils y parviennent plus ou moins bien. Mais ils s’illustrent en prenant d’assaut, le 7 juillet 1917, le port fortifié d’Akaba, sur la mer Rouge, réputé imprenable.

Les Britanniques cherchent à en tirer parti, à des fins de propagande. Car la guerre est en train de changer de nature. Depuis 1914, il y a eu trop de morts, chez tous les belligérants. Une révolution a eu lieu en Russie. Des mutineries éclatent dans d’autres pays. L’Amérique a décidé de se joindre aux Alliés, mais à condition de faire triompher, à la fin du conflit, « la liberté et le droit ». Dans ce contexte, il serait malvenu de présenter les opérations en cours en Orient comme une conquête quasi-coloniale, ou même, bien pis, une croisade contre l’islam. Il vaut mieux parler d’une lutte pour l’indépendance des Arabes et des autres nations asservies par les Turcs.

Des journalistes anglo-saxons sont sur place, afin de forger ce nouveau narratif, dépêche après dépêche. Le plus souvent, ils sont aussi photographes. L’un d’entre eux, l’Américain Lowell Thomas, qui fera plus tard carrière dans le cinéma, détecte une faille : « On ne peut rien tirer de ces Arabes en termes d’images. Ils n’ont ni uniforme, ni drapeau. Le public se demandera, en voyant nos clichés, s’il ne s’agit pas en fait de simples brigands. » Son conseil : « D’abord un drapeau. D’une forme inhabituelle. Bien reconnaissable. »

L’état-major britannique fait appel à Sir Mark Sykes. Âgé d’une quarantaine d’années, cet aristocrate anglais catholique a sillonné le Moyen-Orient d’avant-guerre, d’une extrémité à l’autre, et en a tiré deux livres à succès. Il parle arabe, turc, persan. Il a négocié avec le Français Georges Picot les accords secrets de 1916. Mais contrairement à la légende noire qui l’entoure aujourd’hui, il croit sincèrement à l’émancipation – à terme – de tous les peuples du Moyen-Orient, Arabes, Kurdes, Arméniens, Juifs.

Sykes sait que le Moyen-Orient n’a jamais eu de drapeaux nationaux. Les souverains musulmans se contentent en général d’une bannière noire, verte ou rouge, frappée d’un verset coranique. Deux exceptions : la Perse, où la dynastie safavide, au XVIᵉ siècle a fait flotter son emblème, le lion et le soleil, sur un drap vert. Et les Ottomans, qui ont repris à leur compte, en 1453, l’ancien pavillon rouge de Byzance, frappé d’un croissant de lune et d’une étoile. Quand l’Égypte ottomane est devenue un État quasi indépendant, au XIXᵉ siècle, elle s’est bornée à modifier légèrement le drapeau du Sultan, en remplaçant le rouge par le vert, et dotant le croissant de trois étoiles au lieu d’une seule.

Le « drapeau national arabe » doit se différencier du drapeau turc. Donc, ni champ rouge, ni croissant, ni étoile. Quelles couleurs ? Sykes retient celles des grandes dynasties arabes des premiers siècles de l’islam – le blanc des Ommeyades, le noir des Abbassides, le vert des Fatimides – qui ont été parfois adoptées par des autonomistes arabes au sein de l’Empire ottoman à la veille de la guerre mondiale.

Il imagine plusieurs arrangements, et opte, en définitive, pour trois bandes horizontales, noire, verte et blanche. Avec une pièce peu fréquente en vexillologie : un chevron rouge vif, allusion à la dynastie hachémite, qui pourrait prendre la tête d’un « Grand Royaume arabe » sous influence britannique. Quelques exemplaires de cet étendard sont distribués aux troupes bédouines, qui les déploient chaque fois qu’on les photographie : l’un d’entre eux, acquis par le corps expéditionnaire australien, est conservé au Mémorial militaire de Melbourne.

Immédiatement adopté par le royaume du Hedjaz constitué au profit des Hachémites en 1917, il est celui de l’éphémère royaume arabe de Syrie proclamé à Damas en 1920, avec l’ajout, sur le chevron vert, d’une étoile à sept branches. Ensuite le Hedjaz, puis les autres monarchies hachémites d’Irak et de Transjordanie, changent l’ordre des couleurs : désormais, ce sera noir-blanc-vert, avec ou sans étoile sur le chevron. Sous cette forme, il passe désormais pour le drapeau nationaliste arabe par excellence, même pour les républicains. Les régimes nassérien et baasiste l’adoptent, avec quelques modifications, à partir des années 1950. Puis la Libye, le Yémen, le Soudan, la plupart des pays du Golfe.

Et la Palestine ?

Sous le mandat britannique, il y a un pavillon officiel avec l’Union Jack en canton, que personne n’arbore, et un drapeau officieux, bleu et blanc, propre à la communauté juive (il figurait alors à la page « Pavillons » du Petit Larousse).

Par défaut, les nationalistes arabes locaux font usage du drapeau hedjazi de 1920, notamment pendant la révolte de 1936. Un usage qu’officialise l’Organisation de libération de la Palestine lors de sa fondation, en 1964.

Il est étrange, ou révélateur, que le mouvement palestinien n’ait jamais cherché à modifier cet emblème, ne fût-ce que par quelques détails supplémentaires, reflétant une identité particulière au sein du monde arabe ou islamique.

Comme si cette identité n’existait pas vraiment…

Qu’en aurait pensé Sir Mark Sykes ? Il avait assez d’esprit, a priori, pour rire des tribulations de son drapeau. Mais l’emploi qu’en font désormais tant d’extrémistes par le monde, palestiniens et autres, l’aurait choqué. En décembre 1918, quelques mois avant d’être emporté par la grippe espagnole, il écrivait au prince hachémite Fayçal, futur « roi des Arabes » à Damas puis roi d’Irak à Bagdad :

« Reconnaissez l’aspiration des Juifs à vivre leur vie nationale en Palestine, et sachez faire d’eux des alliés puissants, plutôt que des ennemis ». MG

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