Par Synda TAJINE – Business News
Illustration : Une tour de hightech israélien en Ukraine
Synda Tajine est une excellente journaliste de Business News de Tunisie qui ne mâche pas ses mots et qui reste très critique, de manière intelligente, vis-à-vis du régime tunisien. Son dernier article attire notre attention sur l’incongruité de la politique islamiste du gouvernement tunisien qui refuse le pragmatisme de la Turquie, du Maroc, de l’Egypte et des Emirats arabes, voire bientôt de l’Arabie saoudite, qui ont noué des relations avec Israël. Sans chercher très loin, les intérêts économiques en période de crise sont fondamentaux parce qu’il existe une complémentarité entre les différents pays.
Israël, leader mondial du hightech, a un manque dramatique de main d’œuvre intellectuelle et manuelle. Pour exemple, la plupart des séniors israéliens veulent finir leurs jours dans leur propre appartement et pour cela, Israël va autoriser des Marocains et des Marocaines à venir travailler en Israël pour s’occuper d’eux. Mais ce n’est pas tout. De nombreuses sociétés américaines s’installent en Israël pensant y trouver les cerveaux qui leur manquent. Mais il est difficile de les satisfaire. Or l’article de Tajine vient à propos pour trouver une solution aux nombreux tunisiens diplômés de grande qualité qui finissent par devenir des marchands de quatre saisons faute d’emplois dans leur domaine. Le salaire médiant tunisien est de 300 dollars alors qu’en Israël les ingénieurs émargent à 3.000 dollars au moins, à trois heures d’avion de Tunis. Sans compter qu’ils peuvent travailler à distance par Internet. Israël employait jusqu’à 40.000 ingénieurs en Ukraine et y avait installé plusieurs agences dans des tours de luxe. Pourquoi pas en Tunisie ? L’article de Synda Tajine vient bien à propos pour illustrer notre question. Qu’attend le gouvernement tunisien pour changer de politique au profit de ses jeunes ? Monsieur le président Kaïs Saied, un petit effort !
Elle écrit :
«La Tunisie doit œuvrer à retenir ses compétences». C’est ce qu’a dit la cheffe du gouvernement Najla Bouden à Davos hier. L’éducation en Tunisie, le capital humain et leur adaptabilité au monde qui nous entoure, un vaste océan de contradictions et de paradoxes. Le capital humain est la principale ressource de ce pays qui a décidé, depuis des générations, de miser sur son éducation mais qui n’a rien fait, depuis, pour s’adapter à ces têtes qu’il est en train de former. Au moyen d’une éducation gratuite, la Tunisie continue à produire d’excellentes compétences dans bien des domaines. Des compétences tellement bien formées qu’elles suscitent la convoitise des voisins et alimentent un dilemme constant pour tout Tunisien qui peut se le permettre. «Dois-je quitter ?» ; «Ai-je bien fait de rester ?» ; «Qu’en sera-t-il demain ?» ; «Quel avenir pour mes enfants ?»
Si on leur pose la question, un Tunisien sur cinq voudrait quitter le pays. C’est le chiffre donné par une étude réalisée en 2021 par l’Observatoire national de la migration (ONM) et l’Institut national de la statistique (INS). Chez les jeunes, 40% veulent partir en Europe. Personne ne peut les blâmer.
Les pouvoirs qui se sont succédé ont misé sur une éducation gratuite. Pleine de lacunes certes, mais portant encore ses fruits. Du moins dans sa forme théorique. L’éducation a longtemps été vue et revue au gré des différents gouvernements que le pays a connus ces dernières décennies. Nouveaux programmes, nouveaux systèmes, nouvelle manière de faire. Dans un souci de compétitivité, on en revient à un bourrage contre-productif dès la plus tendre enfance et on développe très peu l’esprit critique. On continue à pousser les jeunes à entreprendre des cursus relativement longs au détriment de formations professionnelles qui pourraient parfois être plus utiles.
Dans le monde universitaire, on retrouve des cursus pointus, une grande variété de langues enseignées, une équivalence avec les plus grandes universités internationales, des certifications, des compétences, des skills… Le système éducatif tunisien permet certes de fournir les bases pour accéder au monde du travail, mais, le plus dur reste le retour à la vie «normale».
Une fois diplômé, il est fort probable que votre sésame si durement gagné ne vous serve à rien ou, au mieux, qu’il n’arrive pas à vous garantir un minimum de vie décente. On est face à la frustration de tout diplômé qui estime que ses compétences ne sont pas reconnues à leur juste valeur, que les moyens mis à sa disposition sont insuffisants et que les incitations ne sont pas à la hauteur de ses aptitudes. De cette frustration est né un sentiment d’injustice. Celui des diplômes qui n’ont aucune utilité directe dans le monde du travail tunisien et celui de toutes ces compétences qui gagneraient à être reconnues, valorisées et monnayées ailleurs.
Le Tunisian dream n’est désormais plus ici mais ailleurs, sous de meilleurs cieux. Là où il est possible de donner un sens aux compétences apprises, aux diplômes décrochés et aux métiers qu’on rêve de faire. Lourdeurs administratives à faire sortir de ses gonds un moine tibétain, interdictions archaïques et déconnectées du monde ultra-connecté dans lequel nous vivons, népotisme, corruption, pots de vin… On en revient à faire le tour des administrations pour un simple document, à payer des taxes, des timbres et autres redevances inutiles, on voit interdits l’usage de drone, de cryptomonnaie, de carte internationale… Plusieurs domaines en pâtissent, médical et paramédical, arts, éducation, ingénierie, télécommunications, recherche, enseignement… Un monde parallèle complètement en marge de tout ce qui vous a été enseigné.
L’État se retrouve à investir beaucoup d’argent dans une jeunesse qui est impatiente de le quitter. Pour la convaincre de rester, point de stratégie, ni d’incitations. On essaye de les retenir par la force, de les obliger à ne pas partir, de garder leurs diplômes en otage, de les priver de leur salaire, dans le but de leur faire comprendre qu’ils ont une dette à payer à ce pays qui les a formés. Un sentiment loin d’être réciproque. Et pour cause, l’investissement de l’État s’arrête à l’enseignement. Il estime en avoir fait suffisamment pour que ses jeunes lui doivent tout. Faute de les accompagner à la fin de leur cursus, il les livre à eux-mêmes et leur demande de se débrouiller. Pas très étonnant que d’autres bras, offrant de meilleures opportunités, les cueillent à peine mûrs… et même bien avant…
L’absence de stratégie, de plan à long terme et de vision (encore elle) font que l’État préfère faire la moitié du travail, permettant à d’autres d’en cueillir les fruits. Il ne faut pas trop s’étonner du résultat. Le Tunisian dream sera-t-il, enfin, tunisien ? Il est encore permis de rêver…