Juifs et musulmans, voleurs d’animaux ?

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De jeunes Juifs orthodoxes font les Kaparoth avec des poulets à Méa Chearim, Jérusalem.

Musulmans, Juifs – voleurs ! C’est l’insinuation véhiculée dans un courrier envoyé aux éleveurs par la préfecture des Hauts-de-Seine tel qu’il a été présenté par Le Parisien. Le journal estime que le risque est « bien réel » en s’appuyant sur un article… qui traitait en 2013 d’une affaire de trafic de moutons par des Roms. Quant au préfet, il se défend de toute stigmatisation.

 

Le Parisien annonçait dans un article du 21 août qu’un courrier avait « été envoyé le 7 août à tous les propriétaires d’ovins, de caprins et de volailles dans les Hauts-de-Seine ». La direction départementale de la protection des populations (DDPP) leur demande « la plus grande vigilance » vis-à-vis du risque de vols d’animaux avant les fêtes religieuses de l’Aïd al Adha, et de Yom Kippour, en septembre » (en gras, les mots du journal non entourés de guillemets qui auraient indiqué une citation fidèle de la lettre).

Il aurait été utile de donner accès aux lecteurs à une copie de cette lettre pour en connaître les termes exacts. Le directeur de la direction départementale de la protection des populations des Hauts-de-Seine en confirmait l’existence en expliquant : « C’est de la prévention. On demande aux propriétaires de ne pas laisser divaguer les bêtes, car des personnes malintentionnées pourraient essayer de les capturer en vue de pratiquer des abattages clandestins. »

Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) fait partie des organisations qui se sont offusquées de cette démarche. Selon Francis Kalifat, son président, « l’amalgame entre Juifs et Musulmans fait systématiquement par le monde politique et médiatique et cette fois par l’autorité administrative est devenu intolérable et insupportable ».

En réaction au malaise suscité, le préfet des Hauts-de-Seine a émis un communiqué de presse, repris dans un article de mise au point paru dans Le Parisien le 24 août : « Un tel courrier est adressé aux fermes pédagogiques chaque année depuis 2013. La sûreté départementale avait enquêté cette année-là sur une affaire de vol de bétail qui s’était produit dans la période précédant les fêtes de l’Aïd ». Le préfet se défend ainsi de « stigmatiser les différents rites religieux »…

Des explications loin de convaincre tout le monde, à l’image du président du Consistoire central, Joël Mergui, qui a dénoncé dans une tribune publiée par Le Monde le 25 août la stigmatisation de la communauté juive, « jetée en pâture à l’opprobre public pour des faits imaginaires qui ne la concernent ni de près ni de loin ».

A quels rites est-il fait référence ? Les rites de l’Aïd al-Adha et de Yom Kippour ne sont liés ni par le sens, ni par la pratique.

  • L’Aïd al-Adha est littéralement la « fête du sacrifice », lors de laquelle des moutons sont égorgés en souvenir du sacrifice par Abraham de son fils, remplacé au dernier moment par un mouton (Ismaël selon les textes musulmans au lieu d’Isaac, le fils proposé en sacrifice selon la vision juive de cet événement) ; pour les musulmans, le sacrifice serait le signe de la soumission d’Ibrahim (Abraham) et de tous les croyants à Allah.
  • Yom Kippour est aussi connu sous le nom de « jour du Grand Pardon » en référence au pardon demandé à D’ par les Juifs pour leurs fautes de l’année écoulée. La principale coutume est un jeûne de 25 heures.

Une fête est donc centrée autour du sacrifice en signe de soumission, l’autre autour de l’introspection pour espérer le pardon. Même leur occurrence en 2017 à la même période de l’année est un hasard, puisque les calendriers juifs et musulmans ne sont pas synchronisés. Elle facilite cependant les amalgames.

Les Kapparoth

A Yom Kippour, la plupart des Juifs un tant soit peu pratiquants ont pour principales coutumes de jeûner et de se rendre à la synagogue pour y prier. Une petite minorité de Juifs très religieux procède cependant à l’approche de ce jour à une coutume dite des « kapparoth » (« expiation »), à laquelle l’article fait allusion sans la nommer comme si elle se confondait avec le jeûne de Yom Kippour. Ce rite consiste pour le pratiquant à « transférer » ses pêchés sur un poulet, qui est ensuite égorgé et donné à des pauvres ou mangé.

Ce rite n’est pas considéré par ses pratiquants comme un sacrifice, puisque les offrandes rituelles ont été supprimées et essentiellement remplacées par la prière en l’an 70 lorsque le Temple de Jérusalem a été détruit par les Romains. Encore une petite nuance qui a échappé à l’auteur de l’article – mais cela, on peut le comprendre, car il est vrai que le résultat est le même pour les poulets…

Par ailleurs, même parmi les Juifs ultra-orthodoxes, cette coutume ne fait pas l’unanimité puisque de nombreux rabbins s’y sont opposés. Elle est très minoritaire et non représentative de la pratique juive majoritaire. Certains Juifs la trouvent même choquante. Il reste qu’elle existe bel et bien.

Accusations surréalistes et manquant de fondements

L’article insinue que le problème de ces larcins judéo-musulmans est sérieux. Un responsable de la ville de Colombes donne du crédit à cette thèse : « C’est une bonne initiative. Mais nous avons été prudents en amont, en choisissant d’acquérir des chèvres plutôt que des moutons, qui sont plus souvent la cible de vols. »

Pourtant, ni le préfet ni le journal ne mentionnent le moindre larcin commis par des Juifs pour le rite religieux de Yom Kippour. Il n’est nullement question de poulets ici : c’est bien simple, l’article ne fournit pas la moindre évidence de vols de volaille commis par des Juifs.

L’accusation est d’ailleurs totalement surréaliste. Il aurait fallu que le journaliste du Parisien explique comment des Juifs pratiquants souhaitant expier leurs pêchés pourraient penser le faire en allant voler des poulets !

Un trafic de poulets par des tierces personnes pour les revendre à des Juifs ne semble pas plus crédible. On peut trouver en abondance des poulets vivants pour 4 ou 5 euros et il existe sans doute une bien plus large clientèle pour les dindes au moment de Noël, mais si le phénomène existe on n’a pas entendu parlé d’un très large trafic à cette période…

Les vols de moutons destinés à l’Aïd seraient-ils pour autant monnaie courante en France ? A part un article du Figaro datant de 2012 et titré au conditionnel (Aïd: les vols d’agneaux augmenteraient) et un reportage de la même année sur France 3 illustrant ce phénomène, nous en avons trouvé peu de traces dans la presse française. Est-ce suffisant pour justifier une mise en alerte officielle des éleveurs ? Le Parisien a préféré s’appuyer sur ses propres archives pour illustrer la supposée gravité du problème avec une conclusion alarmiste à son article initial :

 

Car le risque est bien réel. En 2013, les enquêteurs de la sûreté départementale avaient mis au jour un trafic de moutons volés dans un campement rom de Châtenay-Malabry. Quelque 200 bêtes avaient été dérobées et étaient revendues illégalement, entre 100 et 150 € la tête. C’est-à-dire moitié moins que les prix qu’ils peuvent atteindre dans le commerce au moment de l’Aïd al-Adha.

A l’appui de ces dires, un article de 2013 (rien de plus récent ?) sur le vol de deux cents moutons, « parfois égorgés sur place » et autrement tués dans un « abattoir sauvage » par… des Roms, pour être revendus. « A qui ? Des bouchers véreux ? Des particuliers ? Des intermédiaires ? Les enquêteurs de la sûreté territoriale des Hauts-de-Seine chercheront à le découvrir. » C’est à la même affaire ancienne que se réfère visiblement le communiqué de la préfecture pour justifier ses courriers.

Comme le remarque Joël Mergui, « on remarquera que les Roms, comme les musulmans, font l’objet d’un discrédit collectif qui ne manque pas non plus de les discriminer en raison de leurs origines ou de leur culte et ne contribue évidemment pas à leur intégration harmonieuse. »

Le Parisien accuse donc des musulmans (associés aux Juifs pour faire bonne mesure et ne pas être accusé « d’islamophobie ») d’être à l’origine de vols d’animaux pour les sacrifier en glissant un lien, sur lequel il sait que peu de lecteurs cliqueront mais qui donne l’apparence d’une information factuelle, vers un article traitant d’une affaire de trafic d’animaux dont rien n’indique qu’elle ait été liée au marché de l’Aïd plutôt qu’à la boucherie !

Un deuxième lien renvoie vers un article vieux de 5 ans, où un habitant anonyme du Val d’Oise assurait (sans citer de sources…) que « certains profitent du manque de mouton pour gonfler les prix jusqu’à 300 € »; la comparaison avec les prix mentionnés dans l’autre article vieux de 4 ans est censée démontrer que le trafic de moutons avant l’Aïd est lucratif.

Et si le vrai risque était ailleurs ?

Donc, pour Le Parisien – et pour la préfecture du 92, « le risque est bien réel ». Juifs et musulmans, ou leurs complices, rôderaient autour des fermes pour kidnapper et égorger les animaux des éleveurs franciliens.

Le risque, à notre avis, est plutôt d’allumer avec ce genre d’accusations globales et insuffisamment étayées la haine à l’encontre des membres de ces minorités, jetés avec leurs pratiques religieuses dans le même sac.

Source infoequitable.org

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