La lente restitution des œuvres volées par les nazis

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Avec son grand vaisseau brisé sur les récifs, avec ses rescapés en peine, l’oeuvre Storm at Sea / Une tempête en mer du peintre néerlandais Johannes Hermanus Koekkoek (1778-1851) pourrait servir d’allégorie prémonitoire au grand naufrage de la civilisation européenne dans la première moitié du XXe siècle. D’autant plus que la toile maritime appartenait au marchand d’art Max Stern de Düsseldorf jusqu’à ce que le régime nazi force sa liquidation aux enchères, en même temps que 227 autres oeuvres, par la maison Lemperts de Cologne en 1937.

Storm at Sea est réapparue récemment chez Hargesheimer Kunstauktionen, autre maison d’encan de Düsseldorf. Le Max Stern Art Restitution Project (MSARP) a alerté le Stern Corporation Project(SCP) de Munich et, une fois les représentations faites, la toile a été restituée aux ayants droit du marchand d’art juif allemand décédé en 1987.

Max Stern s’était réfugié et établi à Montréal en achetant la galerie Dominion avec sa femme Iris. Le couple n’avait pas d’enfant et a légué ses biens à trois universités (Concordia, McGill et l’Université de Jérusalem) qui ont lancé le MSARP.

La mémoire courte

Storm at Sea est la 18e oeuvre récupérée par la Max and Iris Stern Foundation depuis une quinzaine d’années. L’annonce officielle de sa restitution a été diffusée en début de semaine. Il manque toujours environ 400 oeuvres volées à la famille Stern.

« Avec chaque petit succès, on essaie de convaincre les autres de nous suivre dans cette aventure, dit Clarence Epstein, directeur du projet de restitution des oeuvres de Max Stern, lié à l’Université Concordia. On constate les résultats positifs qui nous donnent un peu d’espoir, mais ça ne va pas assez vite en Allemagne. Les gens commencent à se plaindre publiquement de cette lenteur. »

Ronald S. Lauder, chef de la Commission de récupération de l’art (CAR) et président du Congrès juif mondial, le fait ouvertement. « Les moments comme celui-ci sont trop rares », dit-il en parlant de la restitution du Koekkoek.

Son communiqué déplore qu’aucune solution n’ait encore été trouvée pour favoriser la recherche et la restitution d’oeuvres maintenant dans les collections et les musées privés. « En Europe, l’art volé à l’époque nazie continue d’être blanchi par les maisons d’encan, qui savent parfaitement bien ce qu’elles vendent », résume la déclaration.

M. Lauder, lui-même un immense collectionneur, a ouvert la Neue Gallery à New York pour exposer une partie de ses oeuvres modernes d’art allemand et autrichien. Il prononcera la semaine prochaine à Berlin une conférence très attendue et vraisemblablement critique dans le cadre d’une rencontre internationale pour tracer le bilan des Principes de Washington adoptés le 3 décembre 1998.

Les 44 signataires de la déclaration, dont l’Allemagne et le Canada, s’engageaient alors à recenser les oeuvres volées. Ils devaient ensuite « parvenir à une solution juste et équitable » pour les anciens propriétaires ou leurs héritiers.

 En Europe, l’art volé à l’époque nazie continue d’être blanchi par les maisons d’encan, qui savent parfaitement bien ce qu’elles vendent

Clarence Epstein explique que les lois fédérales allemandes ne considèrent pas les spoliations artistiques en temps de guerre comme des « pertes spéciales ». Les maisons d’encan en profitent donc pour receler les oeuvres à leur guise. D’ailleurs, une autre toile liée à la vente forcée de 1937, Cairo du peintre Émile Charles Wauters (1846-1933), a été mise en vente cet automne par la même maison Lemperts de Cologne, malgré les représentations de la MSARP.

Des histoires semblables surgissent constamment parce que des centaines de milliers d’oeuvres ont été volées ou recelées pendant la période noire. La semaine dernière, les descendants du marchand parisien Paul Rosenberg, dont la journaliste Anne Sinclair, rendaient publique leur demande de restitution d’un pastel de Degas subtilisé par les nazis en 1940, vendu par une galerie de Hambourg en 1974 à un collectionneur italien.

La justice longue

Des efforts concrets surgissent pourtant dans la république allemande, comme en témoigne le Zentralinstitut für Kunstgeschichte de Munich qui a fondé le Stern Cooperation Project en juillet. Cet institut pour l’histoire de l’art aide ainsi la Fondation Stern en reconstituant l’histoire de la famille de marchands d’art qui a possédé, avec Max, son père et sa soeur, trois galeries d’art, à Düsseldorf, à Londres et à Montréal, entre 1913 et 1987.

« Le SCP se caractérise par des recherches fondamentales alors que le MSARP se concentre explicitement sur des objets particuliers (et leur restitution), explique par courriel l’équipe du Stern Corporation Project. Le SCP étudie l’histoire de la famille et de l’entreprise en les situant dans leurs contextes à Düsseldorf, en Palestine, en Angleterre, au Canada et ailleurs. Le SCP est intéressé par la reconstitution du réseau Stern. »

N’empêche, le mouvement reste lent.« Il est évident que ça peut prendre plus de 75 ans pour commencer à travailler sur les méfaits de l’histoire, dit une des réponses du SCP, en admettant que les principes de Washington s’appliquent sur une base semi-légale, en partie parce que de véritables lois juridiquement contraignantes font défaut jusqu’à aujourd’hui. »

Le détective de l’art Willi Korte en rajoute. « L’Europe du Sud n’est pas du tout réceptive aux réclamations, explique le limier des oeuvres, joint en Allemagne. La Pologne et les pays de l’ex-Yougoslavie ne bougent pas non plus. L’Autriche a été très longtemps réticente. La France a fait plus d’efforts. »

Le Kunst Detektiv enquête sur la collection Stern depuis le début du siècle et collabore au SCP depuis quelques mois. Ses efforts ont permis de retrouver une des oeuvres Stern dans un musée privé de Taïwan.

M. Korte explique que, lors d’une conversation, le directeur de l’établissement asiatique s’est montré bien attristé par l’histoire du galeriste juif spolié. Il n’a pas rendu l’oeuvre de sa collection, mais a assuré qu’il en prendrait bien soin…

Source www.ledevoir.com

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