Pologne : à Cracovie, la communauté juive à l’épreuve des lois mémorielles

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La récente loi interdisant d’associer l’État polonais à la Shoah a semé le malaise à Cracovie où la communauté juive est en pleine renaissance depuis dix ans. Reportage.

 Cracovie, un vendredi soir : dans le quartier de Kazimierz, le plus dense de la ville en bars et en food-trucks, un petit groupe de Juifs orthodoxes, chemise blanche, pantalon noir et kippa sur la tête, trace sa route au milieu des touristes et des fêtards. Avant la Seconde Guerre mondiale, c’est essentiellement dans ce quartier que vivaient les 65 000 Juifs de la ville – un quart de la population. La Pologne comptait alors trois millions de Juifs. En 1945, 90 % d’entre eux avaient été exterminés, en partie à Auschwitz-Birkenau, à 60 kilomètres de Cracovie. Rares sont les survivants de la Shoah à avoir fait le choix de rester.
© Alcyone Wemaëre, France 24

Avec la fin du communisme puis le tournage du blockbuster américain la liste de Schindler, les rues pavées de l’ancien quartier juif de Cracovie ont peu à peu retrouvé des couleurs… plus ou moins authentiques. Les échoppes proposant des statuettes de Juifs errants pour une poignée de złotys et les restaurants « kasher » où l’on sert du porc rappellent que le Yiddishland est à jamais perdu. Mais cette recréation artificielle destinée aux touristes a fini par être rattrapé par la réalité : la renaissance, depuis une dizaine d’années, d’une communauté juive de Cracovie.

« La première crèche juive à Cracovie depuis plus de 70 ans »

Avec ses couleurs vives, le centre communautaire juif de Cracovie (JCC) créé en 2008 en plein cœur de Kazimierz est un symbole de ce renouveau. Une trentaine de salariés – « moitié juifs, moitié non juifs » – et quelque 55 volontaires travaillent ici à « bâtir un futur juif à Cracovie », selon le slogan du centre. « En 2008, le JCC comptait une centaine de membres, nous sommes 700 à présent », explique Sebastian Rudol, le directeur adjoint, en évoquant avec enthousiasme l’ouverture, il y a un an, d’une crèche adossée au centre, « la première crèche juive à Cracovie depuis plus de 70 ans ».

Dans ce contexte, la loi mémorielle sur la Shoah votée par le Sénat en février dernier a été vécue comme un coup dur. « Depuis dix ans, on est dans un cercle vertueux avec une curiosité croissante des Polonais pour la culture et la mémoire juive. Cette loi a créé une grande confusion. En dix ans d’existence, on a touché le fond », reconnaît Sebastian Rudol. Le texte qui a provoqué des tensions avec Israël, les États-Unis et l’Ukraine est censé punir de trois ans de prison quiconque accuserait « contrairement aux faits » la nation ou l’État polonais de participation aux crimes de l’Allemagne nazie.
© Alcyone Wemaëre, France 24

La loi a aussi provoqué une libération de la parole antisémite, et pas seulement sur les réseaux sociaux. « Au cours des quatre derniers mois, notre association a relevé plus d’incidents antisémites que jamais auparavant », souligne Anna Tatar, militante de l’ONG anti-raciste “Nigdy Więcej” (“Plus jamais”) créée en 1996. Dans une synagogue voisine, on évoque, dans les jours qui ont suivi le vote de la loi, des annulations de voyage de la diaspora juive et des touristes qui préfèrent célébrer Chabbath à l’hôtel par peur de sortir. Un climat qui en a rappelé un autre, il y a tout juste cinquante ans : « Certains ont fait la comparaison avec la campagne antisémite menée par le pouvoir en mars 1968« , explique Anna Tatar. À l’époque, des milliers de Juifs avaient dû fuir le pays.

Une loi « inacceptable »

Plusieurs semaines se sont écoulées depuis le coup de tonnerre et chacun semble, avec le recul, avoir la même analyse. « Cette loi n’est pas claire mais le gouvernement ne s’attendait pas à donner une voix aux antisémites », estime Sebastian Rudol. À quelques rues de là, dans la synagogue Isaac rattachée au mouvement hassidique Chabad-Loubavitch, le rav Eliezer Gurary est aussi mesuré : « Ce texte ne vise pas les Juifs mais il n’empêche que c’est une loi inacceptable ».

© Alcyone Wemaëre, France 24

Pour le religieux l’antisémitisme n’est pas l’apanage de la Pologne : « L’antisémitisme est également présent aux États-Unis, en Europe, en France…  » Dans sa communauté qui compte des Juifs polonais, des Juifs émigrés venus des États-Unis ou d’Israël, comme lui, et des catholiques polonais convertis, « les gens ne sont pas vraiment inquiets », affirme-t-il. « On peut mener pleinement une vie juive à Cracovie sans craindre une attaque », explique le rabbin qui a l’habitude de déambuler dans les rues en pardessus et chapeau de feutre.

© Alcyone Wemaëre, France 24

Quelques semaines après le vote de la loi par le parlement et sa signature par le président Andrzej Duda, tout le monde veut encore croire à une issue positive : devant le tollé international, le président a, en effet, saisi une haute cour pour examiner la constitutionnalité du texte. Qu’elle soit retoquée ou non, cette loi mémorielle est, en tout cas, révélatrice de la stratégie du parti conservateur Droit et Justice (PiS) des frères Kaczyński, arrivé au pouvoir en 2015 : surfer sur l’identité nationale et mettre en avant l’héroïsme et la martyrologie des Polonais… quitte à s’arranger avec l’Histoire.

Un retour en arrière pour un pays où le discours officiel jusqu’à la chute du système communiste en 1989 passait sous silence des pages entières de son passé. « Le mythe de la nation polonaise qui n’aurait cherché qu’à sauver des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale n’a été mis à mal qu’au début des années 2000 par l’historien Jan Gross avec son enquête sur les pogroms commis par les Polonais. Il y avait alors eu une prise de conscience que des Polonais avaient tué des Juifs pendant la guerre et qu’on ne pouvait pas parler d’une attitude polonaise unique », explique Anna Tatar.

« Ne dis à personne que tu es juive »

Ce rapport complexe des Polonais à leur histoire, à la Shoah et à la place des Juifs est mis au jour de façon saisissante par les histoires personnelles. Non-juif, comme bien d’autres au JCC, Sebastian Rudol explique avoir voulu s’engager à promouvoir la culture juive à Cracovie par « intérêt pour l’histoire » : « je suis originaire de Chrzanów, à une vingtaine de kilomètres d’Auschwitz. C’est une ville où il y a actuellement 100 % de Polonais blancs et catholiques. Mais mes grands-parents m’ont parlé de leurs voisins juifs. Avant la guerre, la moitié de la population de la ville était juive », explique-t-il. « À l’échelle de la Pologne, les Juifs représentaient 20 % de la population, c’était une large minorité. Ils ont eu un impact important sur la Pologne », fait-il valoir.

Marcjanna, 26 ans, qui est à la tête du club étudiant du JCC, a, elle, découvert à 13 ans qu’elle était juive. « Comme tous les ados, j’ai tapé mon nom dans google et je suis tombée sur un arbre généalogique », raconte-t-elle. Lorsqu’elle interroge sa mère, celle-ci lui répond : « Oui, je ne te l’avais jamais dit ? » « Cela n’a pas été un choc pour moi », assure la jeune femme. À son insu, sa famille lui avait transmis de nombreuses traditions juives : la vaisselle distincte pour les plats à base de lait et de viande, les cadeaux chaque jour pendant huit jours à la période de Noël (‘Hanoucca), le pain non levé (matsa) aux alentours de Pâques (Pessa’h) et les cours de judaïsme le dimanche parce que sa mère trouvait cela « intéressant ». « Tu sais, mais ne le dis à personne », lui a dit sa grand-mère. C’était en 2005, quinze ans après la chute du communisme, une période durant laquelle beaucoup de Juifs de Pologne qui avaient survécu à la Shoah ont opté pour la discrétion. « Mon histoire n’est pas unique », insiste Marcjanna alors que de nombreux Polonais découvrent, comme elle, depuis quelques années, leurs racines juives.

 L’antisémitisme ? Marcjanna dit y avoir fait face « seulement » deux fois dans sa vie : un jour, un homme ivre l’a traité de ‘vilaine Juive’ en voyant son étoile de David. Une autre fois, après avoir accordé une interview télévisée, un commentaire sous la vidéo lui intimait de « retourner en Israël ». Pour elle, cependant, « il n’y a pas d’antisémitisme à Cracovie » ; mais « dans les campagnes il y en a peut-être ».

« N’oubliez pas que le mal peut grandir »

Entre judéité cachée, antisémitisme et culpabilité liée à la Shoah, il semble y avoir beaucoup de non-dits dans les familles polonaises. Kamilla, 46 ans, l’assistante du rav Eliezer Gurary, confie que sa belle-mère, une catholique pratiquante, ne sait pas qu’elle travaille dans une synagogue. Elle l’a déjà entendu dire que « les Juifs avaient tué Jésus ». Mais Kamilla pense que sa belle-mère est juive : « il y a des mystères dans son histoire, elle a passé son enfance cachée dans une forêt pendant la guerre », explique-t-elle.

 « Philosémite » revendiquée, Kamilla a étudié le judaïsme et appelé sa fille Hannah, « comme Hannah Arendt ». Pourquoi ? « Je n’en ai aucune idée, j’aime la religion juive ». Elle fait, en tout cas, partie de cette génération à qui l’on a dit en visitant Auschwitz avec l’école que les victimes étaient polonaises et russes, mais pas juives.

Très critique du gouvernement qui « chaque semaine trouve un nouveau héros polonais » et « ouvre les vannes de la xénophobie », elle estime qu’il faut être vigilant. Et cite l’un des instigateurs du soulèvement du Ghetto de Varsovie, Marek Edelman : « N’oubliez pas que le mal peut grandir ».

Source www.france24.com

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