Spoliation des Juifs : l’énigme d’une toile de Derain

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La justice a débouté les héritiers d’un collectionneur d’art juif spolié qui demandaient la restitution de trois toiles de Derain exposées dans des musées. L’historienne de l’art Emmanuelle Polack raconte le parcours chaotique d’une de ces toiles, la magnifique « Chapelle sous Crécy ».

Quand vous restituez une œuvre d’art, c’est beaucoup plus qu’une œuvre d’art. Il s’agit de restituer la mémoire de la famille, mais surtout c’est reconnaître les exactions », explique Emmanuelle Polack, historienne de l’art et commissaire de l’exposition « Le marché de l’art sous l’occupation », au Mémorial de la Shoah jusqu’au 3 novembre 2019.

Aujourd’hui, le magnifique tableau d’André Derain, la « Chapelle sous Crécy », est exposé dans un musée à Troyes. Mais une famille qui en revendique la propriété réclame la restitution. Des historiens et juristes ont longuement enquêté sur son parcours chaotique et énigmatique, qui éclaire cet enjeu de mémoire, d’argent, d’art.

Le galeriste juif René Gimpel aurait été spolié de cette toile fauve peinte en 1910 par Derain, selon ses petits-enfants. “Nous savons qu’en 1938, quatre œuvres de Derain dont la “Chapelle sous Crécy” sont présentées à Londres dans la galerie de René Gimpel et nous avons la certitude que cette œuvre revient en 1939 à Paris. Nous avons un autre jalon de provenance qui nous permet de savoir qu’elle est entre les mains de René Gimpel en mai 1942. Puis nous perdons sa trace, souligne Emmanuelle Polack. Cette date de 1942 n’est pas anodine car, en pleine Occupation, un état-major est dédié à la spoliation des œuvres d’art. La galerie parisienne de Gimpel est saccagée : 82 caisses de peintures et des objets d’art sont confisqués.

La spoliation : un aspect de la Solution finale

« Les dignitaires nazis savaient qu’ils avaient un terrain de jeu absolument incroyable, notamment à Paris où le marché de l’art était le plus important. C’est la première place mondiale. Ils ont voulu s’y rendre immédiatement pour prélever des œuvres. Hitler voulait des œuvres pour son musée de Linz, Goering pour sa collection personnelle. Mais au-delà, il y avait aussi la volonté de déposséder les familles juives de leur patrimoine artistique. Une volonté qui s’inscrit dans un continuum qui va de la stigmatisation d’une population à son extermination » analyse Emmanuelle Polack.

Dès 1940, René Gimpel, ami de Proust, collectionneur et un des plus célèbres marchands d’art, entre dans la Résistance. Dénoncé, il est déporté et meurt au camp de concentration de Neuengamme. Après 1942, la trace du tableau de Derain se brouille. Pour certains, on la retrouve lors d’une vente à Drouot en 1951, mais sans preuve qu’il s’agisse de ce Derain.

La quête de preuves

« Dans les années 50, le marché de l’art peut faire apparaître des œuvres dont l’origine est douteuse, dont la provenance n’est véritablement pas claire, pas établie. Dans les recherches de provenance, il y a toujours des zones d’ombre et ce sont ces zones d’ombre qui posent problème. Dans le cas précis, ce sont ces zones d’ombre qu’il faut tenter d’éclaircir. Or du fait de la période de la guerre, ce n’est pas toujours possible d’obtenir une provenance très linéaire. Ce que l’on sait, c’est que l’on a des jalons de provenance qui sont des débuts de preuve  et c’est donc sur ces débuts de preuve que doit se prononcer la justice française.”

En 1976, parmi d’autres Derain, la toile est donnée au musée d’art moderne de Troyes où elle est toujours exposée. En 2011, les petits-enfants de René Gimpel demandent la restitution du tableau, avec deux autres Derain exceptionnels. Selon le Ministère de la Culture, le parcours de l’œuvre est trop incertain pour conclure à une spoliation. En 2019, la famille finit par assigner l’État en justice.

« La littérature accepte le chiffre de 100 000 œuvres transférées de France en Allemagne pendant la période de l’Occupation. 60 000 sont revenues dans l’immédiat après-guerre entre 1945 et 1949. 45 000 ont été restituées. Un très bon travail a été fait par la Commission de récupération artistique et notamment par Rose Vallant. Le différentiel entre 60 000 et 45 000 s’élève à 15 000 œuvres. Sur ces 15 000 œuvres, 13 000 ont été vendues par l’État français en 1950 et 1951. Et puis, les 2 000 œuvres les plus importantes ont été confiées aux Musées nationaux, pour qu’ils les gardent, mais surtout travaillent à leur restitution » rappelle Emmanuelle Polack. Parmi elles, plus d’un milliers d’œuvres volées à des familles juives n’ont toujours pas été restituées.

Source www.franceculture.fr

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