Restaurer pour mieux oublier : la Pologne et ses cimetières juifs

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La Pologne comptait autrefois plus de 1 500 cimetières juifs. Puisque, selon les estimations, la population juive actuelle de la Pologne s’élève à 10 000 personnes[1], le calcul est brutal : il y aujourd’hui en Pologne environ un cimetière juif pour 15 Juifs polonais vivants. Dans ce reportage, le journaliste américain Gabriel Rom interroge, à partir de la question de la préservation de ces cimetières, les ambiguïtés du rapport polonais à la mémoire des crimes commis contre les Juifs.

Restes du cimetière juif de Płaszów

Des mythiques monts de la Ste-Croix, couverts de forêts de pins et de sapins, aux plaines de la Silésie orientale, les cimetières juifs jalonnent le paysage polonais. Ils sont concentrés dans l’est du pays, mais sont présents partout. Certains sont petits et cachés, en discrète dégradation après des décennies, voire des siècles, de négligence. D’autres sont magnifiques et étendus, avec de larges boulevards parsemés de pierres tombales, connues sous le nom de « matzévoth ». Quelques unes abritent les plus grandes personnalités religieuses, sociales et politiques du judaïsme polonais disparu. Beaucoup de cimetières n’existent plus. Ce sont des points sur une carte, ou des terrains de football, des parcs, des complexes immobiliers.

Le cimetière juif de Varsovie, l’un des plus grands au monde, avec environ 300 000 tombes, est comme une ville des morts. Construit au XIXe siècle sous l’influence des idées architecturales rationalistes, il déploie d’une part un espace bien ordonné — un boulevard central massif traverse le lieu le long d’un axe est-ouest — et le désordre d’une petite métropole d’autre part. Si l’on passe aux chemins de traverse, le carcan du formalisme disparaît : des plantes grimpantes, impossibles à enlever pour ne pas gêner l’accès aux tombes, s’enchevêtrent avec des arbres imposants. Les pierres tombales s’appuient les unes sur les autres, s’enfoncent dans les troncs, les buissons et les fleurs (fougères, géraniums, fuchsias, palmiers dattiers), tandis que l’eau acheminée par des canalisations souterraines les maintient en vie.

C’est le lieu de repos de nombreux mondes différents : L.L. Zamenhof, un médecin juif de Białystok, qui a inventé la langue universelle de l’espéranto dans le but de surmonter la tragédie de Babel, est enterré ici. Il en va de même pour Szymon Ashkenazy, qui réalisa en 1913 Le Dibbouk, immortalisant la vie du Shtetl sur grand écran. À quelques mètres de lui, repose le rav Naftali Zvi Yehouda Berlin, « le Netziv », pilier de Volozhyn, qui ferma les portes de sa célèbre Yechiva plutôt que d’autoriser des études laïques comme l’exigeaient les autorités de la Russie impériale.

Les cimetières juifs, un patrimoine polonais

Le fait que le cimetière soit l’un des joyaux de la couronne du judaïsme polonais n’a pas échappé à l’élite dirigeante actuelle de la Pologne. En 2017, après des décennies de négligence, le parti nationaliste et eurosceptique Droit et Justice (PiS) a donné 100 millions de zlotys (28 millions de dollars) pour restaurer le site en ruine, l’une des plus importantes donations gouvernementales à une organisation juive dans l’histoire de l’Europe.

« Il est du devoir de l’État polonais de prendre soin de notre patrimoine », avait déclaré le ministre polonais de la culture de l’époque, Piotr Gliński, lors de l’annonce de la donation. De tels propos, même – ou surtout – s’ils émanent d’une personnalité de la droite politique, revêtent d’une certaine force symbolique en Pologne. En revendiquant l’histoire juive comme faisant partie de l’histoire polonaise, Gliński avait alors rendu floue la ligne de démarcation, toujours difficile à tracer, entre la judéité polonaise et la polonité. L’identité polonaise ne souffrait plus de la judéité de certains des siens mais ceux-ci était juifs, justement, grâce à elle.

Réaction de Michael Schudrich, Grand rabbin de Pologne : le commentaire de Gliński était comme « du miel pour [s]on cœur ». La signification de ce moment n’a pas échappé non plus à Witold Wrzosinski, le gardien du cimetière de Varsovie, âgé de 37 ans, que je rencontre pour ce reportage. Wrzosinski m’explique que c’est précisément le populisme du PiS, un parti qui comprend des députés ayant manifesté une approbation pour les Protocoles des Sages de Sion, qui l’a amené à s’intéresser à l’héritage juif. Mais même si leurs motivations sous-jacentes sont purement politiques, Wrzosinski ajoute que la donation était néanmoins le signe d’un changement d’opinion parmi les Polonais, toutes tendances politiques confondues, à l’égard de l’histoire juive complexe de la Pologne. A-t-il raison ?

Le grand rabbin de Pologne Michael Schudrich donne un discours dans un cimetière juif – 29 août 2016 (Creative Commons)

« Cela me fait mal de le dire, mais le gouvernement actuel est le meilleur pour la commémoration de la culture et de l’histoire juives polonaises », me confiait Wrzosinski. « Avant ce gouvernement, les hommes politiques de droite ne parlaient pas de l’histoire juive. » Il se roule une cigarette sur le genou tandis qu’un groupe d’adolescents américains se tiennent par le bras et chantent en grimpant vers la tombe du rav de Sanz. Wrzosinski est un homme calme et dynamique qui semble porter sa responsabilité historique avec légèreté. Enfant de communistes aux racines juives orthodoxes, il a été élevé comme un internationaliste par « des gens qui étaient censés se sentir les bienvenus partout ». Lorsque, jeune homme, il a découvert qu’il était juif, il n’a pas été surpris. Les affres psychologiques de ce que signifie être Polonais et Juif, les complexités de l’ethnicité à trait d’union, ne lui pesaient pas. « Pour de nombreux Polonais, le fait d’être juif est un sombre traumatisme psychologique, cela représente une sorte de rupture », conclut-il. « Pour moi, c’était simplement une bonne nouvelle. C’était la confirmation de quelque chose que je ressentais, de quelque chose que je voulais. »
La droite polonaise, entre récit officiel et vérité historique sur l’histoire juive nationale

Alors que l’identité juive est sortie de l’ombre dans la société polonaise moderne, l’histoire juive a elle-même pris une nouvelle signification étrange : elle est devenue politiquement utile. En effet, les cimetières juifs s’inscrivent largement dans un récit historique précis pour le gouvernement polonais au pouvoir. Ils sont l’occasion de présenter le récit façonné par ses soins d’une gloire débarrassée des ténèbres, d’expositions bien conservées dans un musée vieux de plusieurs millénaires.

Il y a cependant une exception : les Juifs tués par les Polonais. Selon l’historien polonais Jan Grabowski, entre 130.000 et 200.000 Juifs polonais ont été tués par des Polonais chrétiens ou dénoncés aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est un chapitre de l’histoire que la Pologne a tenté, avec un succès discutable, d’enterrer dans le « trou de la mémoire », comme l’a dit l’universitaire Marci Shore.

« Les Juifs morts avant la guerre, les Juifs tués par quelqu’un d’autre, les Juifs morts de causes naturelles ne posent aucun problème au gouvernement », déclare Jonathan Ornstein, directeur général du Centre communautaire juif de Cracovie, lors d’une interview qu’il nous a accordée. « Si un cimetière du XVIIIe siècle a besoin d’être rénové, c’est un moyen facile pour le gouvernement d’investir de l’argent dans quelque chose qui ne posera pas de problème. Cela ne suppose pas de reconnaissance de culpabilité de la part de la Pologne. Mais vous savez… il n’y avait pas que les Allemands, c’est précisément ce que ce gouvernement ne veut pas entendre. »

En 2001, un débat national explosif a éclaté, sous l’impulsion du livre Neighbors de l’historien Jan Gross, au sujet du massacre de Jedwabne, perpétré en 1941 par des fermiers polonais contre leurs voisins juifs, tuant au moins 340 Juifs polonais. Dans toute la société polonaise, les « pages noires de l’histoire » pendant la guerre, dont l’exemple le plus choquant est celui de Jedwabne, ont été portées à la connaissance du public, comme l’a dit le président de l’époque, Aleksander Kwaśniewski. Plus d’une décennie plus tard, en 2014, le musée POLIN de l’histoire des Juifs polonais a été achevé grâce à un financement public de 150 millions de zlotys (34 millions de dollars). Les personnalités politiques à l’origine de l’ouverture du musée, l’ancien président Bronisław Komorowski, l’ancien ministre de la culture Bogdan Zdrojewski et Donald Tusk, ancien Premier ministre polonais et président du Conseil européen, revenu au pouvoir depuis, étaient politiquement des modérés s’inscrivant résolument dans le courant européiste à une époque où la Pologne entretenait encore des relations amicales avec Bruxelles. « La nation des victimes était aussi la nation des coupables », a déclaré Komorowski lors d’un débat électoral en 2015. « Les épisodes difficiles et douloureux de notre histoire ne doivent pas être cachés. » Une telle déclaration est presque impensable dans la Pologne d’aujourd’hui, définie par la radicalité résurgente du précédent gouvernement et sa tentative de rupture pluriannuelle des relations avec l’UE. L’actuel président polonais, Andrzej Duda, avait d’ailleurs répondu à Komorowski à l’époque en l’accusant de « tenter de détruire la réputation de la Pologne. » Pourtant, c’est lui qui avait signé la loi garantissant le financement du cimetière en 2017. Une incongruité qui exprime l’ambivalence fondamentale de la droite polonaise à l’égard du passé juif du pays et son inquiétude à l’égard du présent de la nation.

Moins de deux mois après l’annonce de la donation du cimetière, Duda a promulgué un projet de loi interdisant d’accuser la nation polonaise d’être collectivement responsable des crimes nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier de la perpétration de la Shoah sur le sol polonais. En vertu de la « loi sur la Shoah », la Pologne a ordonné à deux universitaires – Jan Grabowski et Barbara Engelking – de présenter des excuses publiques pour avoir inclus des « informations inexactes » dans une étude universitaire qui explorait le rôle joué par les Polonais dans l’assassinat de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.  « Nous avons également le droit d’avoir notre propre sensibilité », réagissait Duda.

La loi polonaise sur la Shoah a suscité une vague d’indignation dans le monde entier, entraînant une rare réprimande de la part des États-Unis et la quasi-rupture des relations diplomatiques avec Israël. « Le sang des Juifs polonais crie sur cette terre et aucune loi ne le fera taire », a déclaré l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett. Pour une grande partie de la communauté juive mondiale, les Polonais avaient déformé la vérité historique.

La loi, qui s’inscrit dans le cadre d’une « politique historique » officielle (polityka historyczna), reflète une vision de l’histoire selon laquelle le passé polonais se compose exclusivement d’actes héroïques et d’actes de victimisation. Il s’agit d’une école de pensée historique qui, depuis 2015, bénéficie d’un soutien institutionnel considérable. Aujourd’hui, la Pologne a dédié un organe de l’État – Instytut Pamięci Narodowej (IPN), ou l’Institut pour la mémoire nationale – à l’enquête sur les crimes historiques depuis la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à la fin de la période communiste. L’IPN reçoit un financement annuel de près de 400 millions de PLN, soit environ 91 millions de dollars américains.

Pour Konstanty Gebert, journaliste polonais, la loi n’était pas destinée à entraîner des condamnations, mais plutôt à délimiter une zone interdite aux enquêtes historiques. La dernière chose que les Polonais voulaient, c’était un procès, dit-il. L’impact de cette loi a plutôt été un effet de dissuasion plus large et plus diffus sur toutes les questions de sensibilité historique. Il est bien sûr difficile de prouver une chose négative, mais Gebert affirme que des festivals de la culture juive n’ont pas eu lieu, que des subventions historiques n’ont pas été accordées et que des questions n’ont pas été posées, tout cela à cause de la loi.

« L’objectif de la loi était d’intimider ceux qui pouvaient l’être », explique Gebert. « Cela a fonctionné. C’était un signal très clair pour dire à l’historien local ou à l’enseignant d’une petite ville : voilà ce qui ne devrait pas vous intéresser, si vous savez ce qui est bon pour vous. C’était un signe pour eux qu’il valait peut-être mieux dépenser de l’argent pour un monument aux morts que pour les Juifs. »

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