La croix gammée, un tag comme un autre ?

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« Le crime contre l’humanité est la borne commune à toutes les cultures. La mission des droits de l’homme est aussi de préserver cette humanité à venir, ces générations futures, pour que cette humanité reste promesse »[1].

Dans la nuit du 10 au 11 octobre 2020, une vingtaine de croix gammées ont été taguées sur les colonnes des arcades rue de Rivoli.

Un ressortissant géorgien, soupçonné d’être l’auteur de ces tags, a été placé en garde à vue.

Alors que le Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a qualifié ces faits d’« ignobles tags nazis en plein Paris », le Procureur de la République n’a pas reconnu la circonstance aggravante d’antisémitisme.

C’est ainsi que le suspect a été déféré en comparution immédiate pour « refus de signalisation » et « dégradation de bien classé ». L’affaire a finalement été renvoyée à l’audience du 18 novembre prochain devant le Tribunal correctionnel de Paris.

Cette décision du Procureur de la République a provoqué un grand émoi dans la communauté juive :

L’UEJF a estimé que

« ce genre de décision est un symbole désastreux et un coup porté à la lutte contre l’antisémitisme ».

Le CRIF a quant à lui dénoncé une

« incompréhension totale ! L’auteur des tags rue de Rivoli est déféré au parquet de Paris sans retenue de la circonstance aggravante d’antisémitisme. Comment peut-on faire une vingtaine de croix gammées sans être poursuivi pour antisémitisme ? ».

Selon le Parquet de Paris, la législation actuelle ne permet pas de retenir la circonstance aggravante de commission des faits à raison d’une religion, car ces dégradations ont été commises sans viser spécifiquement la communauté juive. Ce ne sont pas des synagogues, ni des tombes juives qui ont été visées.

1. Une décision regrettable et contestable

Le Procureur de la République, en tant que représentant de la Société, est chargé de l’action publique. Il est ainsi tenu de qualifier juridiquement les faits qui lui sont soumis.

En l’espèce, le Parquet a décidé de poursuivre pour dégradation d’un monument historique, sans ajouter à cette infraction la circonstance aggravante d’antisémitisme.

Le Procureur de la République a donc tranché. La dégradation d’un monument classé doit être sanctionné. La haine raciale, non. L’intégrité du bien doit être protégée. L’intégrité de l’homme, non.

Le message sous-jacent à cette décision est non seulement scandaleux mais également terrifiant. Taguer des croix gammées serait équivalent à taguer un carré ou un rectangle. En dépit des millions de morts, en dépit de l’Histoire, la croix gammée, en tant que telle, ne serait pas un symbole antisémite ou raciste en France.

Pire. Elle ne serait pas non-plus un symbole d’apologie de crime contre l’Humanité, infraction réprimée par la loi française. Selon moi, c’est surtout sur ce terrain que le Procureur de la République aurait dû aller.

Or, il n’en est rien. Alors rappelons l’Histoire.

Rappelons qu’à une époque bien plus sombre flottaient les drapeaux nazis du gouvernement de Vichy au même endroit où ont été taguées les croix gammées aujourd’hui rue de Rivoli.

Rappelons que ce même régime de Vichy, avec toute la puissance que conférait cette croix gammée, a déporté quelque 76.000 Juifs étrangers, dont 25.000 Français Juifs.

Rappelons encore que 6 millions de Juifs, entre 220.000 et 500.000 tsiganes et 300 000 personnes handicapées ont été déportés sous le régime nazi dont le symbole de ralliement était la croix gammée.

Nier la signification de la croix gammée en tant que telle, c’est nier le génocide le plus meurtrier de l’Histoire de l’humanité.

Nous ne pouvons que déplorer cette approche, d’autant plus qu’une telle décision pourrait faire jurisprudence. Mais il reste un espoir.

2. Une requalification possible de l’infraction par le juge pénal

Si le Procureur de la République doit qualifier les faits, le juge pénal est tenu de restituer aux faits leur véritable qualification. Il est du devoir du juge de requalifier les faits lorsqu’il estime que la qualification de l’infraction dont il est saisi n’est pas exacte.

Ce principe découle des articles 111-2 et 111-3 du Code pénal. La jurisprudence constante a considéré que cette requalification des faits par le juge est conforme aux exigences du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde et de garantie des droits de l’Homme.

Par conséquent, l’ajout de la circonstance aggravante est encore possible. C’est la raison pour laquelle Me Dorothée Bisaccia Bernstein, avocate de la LICRA, a demandé un report d’audience au 18 novembre prochain. Elle estime que le juge se doit d’ajouter la circonstance aggravante d’antisémitisme à l’infraction.

Selon elle, il serait également possible de disjoindre les deux procédures. Le Ministère public aurait pu poursuivre pour dégradation d’un bien classé, d’une part, et pour apologie de crime contre l’humanité, d’autre part. On aurait alors deux procédures pénales distinctes.

Me Dorothée Bisaccia Bernstein s’appuie sur une jurisprudence de l’année dernière dans laquelle un homme de 65 ans avait tagué des croix gammées dans le métro parisien. Le Procureur de la République de l’époque avait disjoint les deux procédures.

Nous attendons avec impatience la décision du juge le 18 novembre prochain et nous espérons qu’elle sera à la hauteur de la situation. En effet, seulement quelques jours après les tags rue de Rivoli, le 14 octobre 2020, une croix gammée violette a été découverte sur les murs qui bordent le quai des Martyrs de la Libération à Bastia…

Si la justice n’est pas exemplaire, la croix gammée pourrait devenir un tag comme un autre.

Laeticia LévyMABATIM.INFO

[1] Le Monde de l’éducation – Mireille Delmas-Marty Juillet – Août 2001 – Juriste et avocate

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