Comment l’Iran peut rester en Syrie malgré la pression israélienne

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« Patience et victoire » était le slogan choisi par le Hezbollah pour la commémoration de Achoura en 2016. Moins de trois mois après, la maxime était réalisée : avec l’appui des forces pro-iraniennes au sol et de l’aviation russe dans les airs, le régime syrien remportait à Alep sa première grande victoire face aux rebelles. Un an et demi plus tard, c’est la victoire qui commande désormais la patience. Le triomphalisme post-Alep de l’Iran et de ses obligés s’est émoussé avec les premiers slogans anti-interventionnistes entendus l’hiver dernier lors des contestations populaires en Iran, puis l’intensification de la campagne de frappes israéliennes sur les positions iraniennes en Syrie, et dans le même temps les apartés privilégiés entre le Kremlin et Tel-Aviv pour négocier la mise à l’écart de Téhéran. Ces développements ont toutefois moins remis en question la domination iranienne en Syrie qu’ils ne l’ont rappelé à sa vitesse de croisière, son régime normal en adéquation avec ses faibles moyens militaires.

Les pressions de l’État hébreu au niveau diplomatique et militaire peuvent « plafonner » l’influence iranienne en Syrie. Mais cette influence possède également un seuil, que la force armée conventionnelle et les allers-retours Moscou-Tel-Aviv auront du mal à briser. Le 14 juin, Bachar el-Assad affirmait aux journalistes de la chaîne al-Alam qu’il ne s’opposerait pas à la construction d’une base militaire iranienne en Syrie, a priori équivalente à celle dont disposent les Russes à Lattaquié. Dans la même interview, le président syrien était interrogé sur les divergences entre Damas, Téhéran et Moscou. L’intéressé répondait que les relations entre l’Iran et la Syrie étaient stables depuis 40 ans, rappelant ainsi la profondeur historique de l’un des systèmes d’alliance les plus solides du Moyen-Orient. « La Syrie est la 35e province de l’Iran, selon les termes de Mehdi Taeb, un membre haut placé des renseignements du Corps des gardiens de la révolution (CGR) et un proche conseiller du guide suprême Ali Khamenei. Si nous perdons la Syrie, nous serons incapables de tenir Téhéran. »

« Trop de sang et d’argent » 

Dans l’esprit des Iraniens, l’intervention en Syrie est une guerre existentielle. L’auto-préservation est la priorité numéro un du régime des mollahs, toutes tendances confondues. C’est pourquoi il paraît d’autant plus improbable que Téhéran accepte de quitter le territoire syrien, malgré la pression israélienne. Il y a trois jours, des frappes non revendiquées, mais qui portaient visiblement la marque d’Israël, ont tué plusieurs dizaines de combattants pro-iraniens dans l’Est de la Syrie, à la jonction syro-irakienne du couloir d’approvisionnement qui unit Téhéran au Hezbollah. Ces frappes matérialisent les lignes rouges maximalistes énoncées maintes fois par Israël : aucune place, pour aucune présence militaire iranienne dans aucune partie de la Syrie. C’est en particulier ce dernier point, « dans aucune partie de la Syrie » qui a subi un éclaircissement dans la nuit de dimanche à lundi. L’aviation israélienne n’avait jamais frappé aussi loin à l’est du territoire syrien.

Melting Pot milicien 
La grande majorité des frappes israéliennes visent la partie émergée de l’iceberg, dépôts d’armes, aéroport ou base militaire identifiée comme iranienne. Mais la majorité de ce qui constitue la « présence iranienne » en Syrie n’appartient pas au domaine militaire conventionnel visé par l’aviation israélienne. Plus qu’ailleurs, la République islamique brouille les pistes en Syrie, en recomposant ses propres forces avec celles rencontrées sur le terrain. Les pasdaran, le Hezbollah et les « groupes spéciaux » chiites irakiens (Organisation Badr, Assaïb Ahl al-Haq, Kataeb Hezbollah) ont armé et entraîné des milices constituées d’Irakiens résidents en Syrie et de « volontaires » venus d’Asie Centrale, regroupés au sein des brigades d’Abu al-Fadel Abbas, ainsi que des chiites syriens qui forment le Hezbollah fi Souriyya. Ces milices se sont « hezbollahisées » au cours du conflit. Elles possèdent une iconographie proche de celle de l’organisation libanaise et des pasdaran, sont loyales au modèle iranien de wilayet el-faqih et ont reçu le même entraînement militaire.

Ce « bagage » commun minimum crée une forme d’intégration entre milices parrainées par Téhéran, sans forger pour autant une relation de donneur d’ordre à exécutant. Le réseau d’alliance milicien qui opère au sol pour le compte de Téhéran est suffisamment hétéroclite pour mettre en place une forme de présence en trompe-l’œil, où la République islamique n’est jamais très clairement en première ligne. La gestion de ce maillage paramilitaire cosmopolite est un casse-tête. Mais manager le chaos est un peu le cœur de métier de Téhéran. « Les troupes iraniennes sont extrêmement compétentes pour opérer sur le terrain syrien. Les Iraniens sont très bons en matière de contre-espionnage, de sécurité de l’information et de camouflage. Toutes ces mesures rendront la vie dure aux Israéliens », souligne Thomas Juneau.

Créer une « société de la résistance » 

La projection militaire iranienne n’est jamais vendue sans la dimension sociale qui fait la marque de fabrique de Téhéran. « Les milices pro-iraniennes déploient déjà des services sociaux, Téhéran les encourage à ouvrir des hôpitaux ou encore à “aider” à la gouvernance locale », remarque M. Juneau. La fondation caritative Jihad el-Bina, qui a supervisé la reconstruction de Beyrouth-Sud en 2006, travaille déjà sur des projets de réhabilitation d’écoles et de routes à Alep et dans d’autres localités syriennes, rapporte Foreign Policy.

En début d’année, Ahmad Majidyar du think tank Washington Institute rapportait que Bachar el-Assad aurait donné son accord à Ali Akbar Velayati, conseiller du guide suprême iranien Ali Khamenei, pour ouvrir une filiale syrienne de l’université islamique Azad. Ce genre d’initiative ne garantit pas seulement une survivance du corridor politique lorsque le corridor physique « infrastructurel » est détruit par Israël. Universités, centres culturels et associations caritatives « offertes » par Téhéran fournissent aussi des couvertures civiles à ses activités militaires. L’armée israélienne, la plus puissante de la région, se retrouve dans une situation paradoxale où l’ennemi est fort dans sa faiblesse, indéracinable précisément parce qu’ils ne jouent pas dans la même cour.

Revers 

La persévérance iranienne en Syrie s’expose cependant à un retour de bâton. Une intervention qui devait sécuriser un maillon stratégique de l’« axe de la résistance » contre Israël a paradoxalement détourné Téhéran de deux piliers idéologiques de la révolution islamique : la lutte contre l’État hébreu et la défense des opprimés. En Syrie, tout l’effort de guerre iranien est dédié à l’écrasement d’une rébellion arabe sunnite. « L’agenda iranien est de plus en plus difficile à justifier sur la base de la lutte contre le terrorisme maintenant que Daech est très affaibli », souligne Clément Therme, chercheur à l’IISS de Londres. Là où Téhéran a sauvé l’élément syrien de l’arc Téhéran-Bagdad-Damas-Hezbollah-Hamas, il a perdu de sa force d’attraction « séculière » dans le conflit, basée sur les thématiques de « marginalisation et de défense des opprimés contre les puissances extérieures », résume Thomas Juneau. En constituant ce qui est perçu comme une force d’occupation chiite multinationale, la République islamique a contribué à la sectarisation du conflit syrien. Sur les plus de 2 000 combattants de forces iraniennes ou pro-iraniennes, plus de la moitié était des chiites afghans ou pakistanais.

Ainsi, il est moins question de savoir si Téhéran va rester en Syrie, que s’il lui est désormais possible de partir. Quant aux requêtes maximalistes israéliennes, aucune place pour aucune présence iranienne dans aucune partie de la Syrie, elles ne peuvent que susciter le jusqu’au-boutisme iranien. Quel genre de puissance, qui plus est, mue par une forte estime d’elle-même, céderait devant un ennemi insatisfait tant que toutes ses exigences ne sont pas comblées ?

Source www.lorientlejour.com

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